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Avec Gassym le Noir, en revanche, on n’en serait sans doute pas quitte pour une gratification pécuniaire. C’était un authentique gotchi, un des meilleurs. Ces hommes-là méprisaient l’argent, le jetaient par les fenêtres, le distribuaient aux gueux. Il fallait lui offrir quelque chose qui flatterait ses goûts et lui rappellerait celle qui lui en avait fait don. Pareille relation pouvait se révéler encore utile.

Elle acheta un poignard en acier de Damas engainé d’un fourreau d’argent et d’or, ainsi que deux revolvers à crosse incrustée de nacre, avec au milieu, en perles minuscules, l’emblème de Kara-Gassym : un cercle et un point en son centre. Elle s’en tira pour une somme modique – trois mille cinq cents roubles (si elle avait choisi de payer sa dette en argent, ça lui aurait coûté au moins le triple) –, et le gotchi se montra très content. Il lui dit : « Jamais je n’ai rencontré de femme comme toi, khanoun. J’espère ne plus te revoir. » Sans doute convenait-il de prendre ça pour un compliment.

Pour son principal acte de reconnaissance, Saadat se prépara avec un soin particulier, sans précipitation. Elle invita Fandorine chez elle, à dîner. Elle prit la précaution de bien se reposer, soigna sa toilette et ménagea une atmosphère propice.

Dans un angle de la pièce, deux vieilles pique-assiettes laissées en héritage par son défunt mari trônaient sur des coussins. Sans elles, il eût été rigoureusement impossible d’inviter un homme dans la maison sans provoquer un scandale. Elles se tenaient assises dans leur coin, occupées à manger du halva tendre qu’elles arrosaient d’un thé sucré aux épices.

Le dîner servi fut léger, livré par un restaurant français. Des hors-d’śuvre froids d’un grand raffinement, mais rien de chaud, pour pouvoir se passer de serviteurs. En outre, on voyait à l’allure de Fandorine que celui-ci n’avait rien d’un goinfre. La Validbekova elle-même ne mangeait jamais rien après sept heures du soir : c’était nocif pour le teint.

L’hôte écouta jusqu’au bout son discours ému vibrant de reconnaissance éternelle, sans manifester beaucoup d’intérêt, mais en levant de temps à autre sur elle un regard plein d’expectation. Comme pour dire : « Les mots, c’est bien beau, mais, chère madame, vous me devez quelque chose. »

Saadat poussa un soupir. Dans un moment de désespoir, sans prendre la peine de réfléchir, elle lui avait promis, s’il sauvait son fils, de lui donner son meilleur puits de Sourakhani, lequel produisait douze mille barils de condensat dans l’année. Impossible de se dédire. Cependant, la Validbekov-nöyüt possédait à Sourakhani un second puits, de rendement assez médiocre. Elle aurait moins de peine à s’en séparer. Fandorine n’entendait rien à ce genre de choses. Bien sûr, elle avait un peu honte. Mais douze mille barils de condensat, tout de même !

— Je vous avais promis une récompense, dit Saadat d’un ton pénétré. Et je tiendrai parole. Dès demain, je ferai transférer à votre nom le titre de propriété de mon puits le plus prometteur. Il n’est pas encore en exploitation, mais, de l’avis des spécialistes, il y a là en dessous une mer de pétrole de première qualité. Tout ce pétrole sera à vous.

— Pardonnez-moi, répliqua le convive, surpris. Mais que ferais-je de votre p-pompe à boue ? Depuis un certain temps, je ne puis plus voir le pétrole, même en peinture, ajouta-t-il avec un haut-le-cśur.

Le sot, conclut Saadat avec un sourire de soulagement, inspiré aussi peut-être par le nouveau tour que prenaient ses pensées. Et avec ça, beau, courageux et du bon âge. Tous les paramètres coïncident. Certes, il connaît mon nom, mais il s’agit d’un cas particulier. Sans doute pourrait-on faire une exception…

Baissant modestement les yeux, elle feignit le trouble. Elle se mit à débiter des fadaises de dame : Ah ! comme c’était embarrassant, et qu’il était rare de rencontrer un homme vraiment chevaleresque, et ce que c’était que d’avoir un cśur de mère, et cent autres banalités. Dans le même temps, elle évaluait quand et comment elle pourrait organiser un rendez-vous. Son cśur, dans sa poitrine, ne battait pas du tout comme celui d’une mère, et son agitation intérieure était toute pareille à celle, fort douce, qui la prenait lorsque le désir charnel était à son comble.

Je te récompenserai de telle façon que tu seras satisfait, promit Saadat en son for intérieur à l’appétissant monsieur. Et moi-même je ne serai pas en reste… Quelles épaules ! Aussi larges que celles du numéro 29. Mmm, le numéro 29…

Mais à haute voix elle dit :

— Vous me semblez chagriné. Ou bien est-ce seulement la fatigue ?

Eraste Pétrovitch avait une sérieuse raison d’être affligé. Il avait passé toute la journée à l’hôpital. Il avait parlé un peu avec le médecin, qui ne lui avait rien appris qui fût de nature à le consoler. Puis il était resté un long moment dans la chambre à contempler le visage livide de son ami refugié dans le royaume de Morphée (ou plutôt de la morphine). Son transfert dans la clinique ultramoderne n’avait pas amélioré l’état du blessé. La maudite touffeur méridionale était néfaste pour le poumon perforé. Si seulement on avait pu transporter Massa dans le Nord. Mais le docteur avait dit que le malade ne supporterait pas le voyage.

Poussant un soupir accablé, Fandorine avait tracé dans son nikki un mélancolique :

« Il s’ensuit que j’ai perdu près de deux semaines à poursuivre un fantôme. Les trois attentats – à la gare, sur le lieu du tournage et dans la Ville Noire – avaient été organisés par Khatchatour le Manchot, qui exécutait une commande d’Artachessov. Je croyais suivre une piste, et au lieu de cela je suis tombé dans un mélodrame vulgaire à coloris oriental. Le seul élément auquel on puisse se raccrocher, c’est le lien entre Khatchatour et un leader bolchevique surnommé le Pivert. Mais comment être sûr qu’il s’agit bien d’Ulysse et non d’un autre oiseau ? Et cependant il faudra bien rechercher le Pivert. De toute façon, je n’ai pas d’autre choix. »

Quel Sabre pitoyable ! On eût dit qu’il n’était pas d’acier mais de carton ramolli.

Le Givre avait donné un résultat tout aussi désolant, à la mesure de son humeur :

« Ne peuvent estimer convenablement leur propre valeur que les individus aux qualités morales médiocres. Un homme bon ne se jugera pas bon, parce qu’il est sévère envers lui-même et n’est jamais content de soi. En revanche, un homme mauvais ignore qu’il est mauvais. Parce qu’il prend pour point de référence son propre nombril : ce qui est bon pour lui est forcément admirable, et par conséquent tous ses actes sont irréprochables, pour autant qu’il est toujours gouverné par son intérêt personnel et ne se cause jamais préjudice à lui-même. »

Fandorine avait envie d’écrire un texte réconfortant, pour sortir de l’état de haine de soi où il se morfondait, et au lieu de cela il avait pondu un discours moralisateur à tendance narcissique : tout le monde est mauvais, je suis le seul bon, mais terriblement sévère envers moi-même, pauvre garçon que je suis. Il avait froissé la feuille de papier et l’avait jetée.

Peut-être était-ce la vieillesse ? Elle s’était glissée par où on ne l’attendait pas. Non pas un dépérissement physique, non pas un déclin intellectuel, mais un simple tarissement de l’énergie vitale. On bute sur un obstacle, et le désir ne vient pas, comme auparavant, de sauter très haut pour franchir la barrière. On n’a plus que l’envie de s’asseoir, de baisser les bras et de se désoler de l’injustice du monde.