C’était à cela, à la perfidie de la vieillesse, qu’Eraste Pétrovitch réfléchissait, assis en face de la charmante dame qui le regardait avec amitié et reconnaissance, mais sans une ombre d’intérêt féminin. Un détail qui n’améliorait pas son humeur. Il aurait pu imaginer une explication qui ménageât son amour-propre. Les veuves orientales renonçaient en général à toute sensualité. En Inde, elles se précipitaient dans le brasier funèbre à la suite de leur défunt époux. Mais Mme Validbekova ne ressemblait guère à une timide gazelle.
C’est simplement que je vieillis, songea-t-il. Les jolies femmes ne me regardent plus comme autrefois…
Il jeta un coup d’śil furtif au miroir accroché au mur.
C’était bien cela : un vieux dandy au vilain crâne rasé qui, sous le poil naissant, semblait couvert de givre. Il avait fallu encore qu’il passe un śillet à sa boutonnière, l’idiot.
Comme distraitement, Fandorine ôta la fleur et la laissa tomber sur la nappe.
Bon Dieu, qu’est-ce donc que ces étincelles dans ses yeux ? Aurait-elle remarqué que je me regardais dans la glace ?
— Je vous p-prie de m’excuser…
Il repoussa légèrement son assiette contenant un pâté auquel il n’avait pas touché.
— Je comprends que vous désiriez accomplir votre devoir de g-gratitude. Nous considérerons que le rituel a eu lieu. Je dois partir. Les affaires.
Depuis sa résurrection, Eraste Pétrovitch n’avait eu le temps de passer à sa chambre d’hôtel que deux fois, et toujours brièvement. Le réceptionniste et le portier regardaient le revenant avec curiosité, sans se risquer pour autant à engager la conversation. Cependant, ce soir-là, comme il rentrait à l’hôtel après son triste dîner avec la belle dame, son apparition provoqua un léger vent de panique derrière le comptoir.
Le réceptionniste se précipita à sa rencontre et, inclinant le buste, lui remit deux enveloppes. Après quoi, mû visiblement par la même urgence, il courut reprendre sa place et, une main devant la bouche, entama une conversation au téléphone.
Fandorine lut le premier billet en montant l’escalier.
Eraste Pétrovitch ! L’irréparable est à rivé ! Il faut qu’on cose !
L’orthographe de Simon laissait à désirer, il n’avait guère fréquenté l’école dans son enfance.
Une nouvelle catastrophe lors du tournage. Rien d’important.
La seconde enveloppe portait l’aigle des Habsbourg et contenait, rédigée sur un joli carton, une courtoise invitation de Herr Lust, consul d’Autriche, à venir s’entretenir, toutes affaires cessantes, avec lui.
Sans doute veut-il tirer au clair ce qu’il est advenu de son compatriote Kaunitz, se dit Fandorine. Je me demande comment Lust a été informé que je pourrais être au courant.
Le mystère réclamait une élucidation, mais le temps lui manquait pour s’y consacrer. Dix minutes après qu’il fut entré dans sa chambre et eut troqué sa redingote contre une veste d’intérieur en velours, la porte s’ouvrit en grand, sans qu’on eût frappé.
Claire se tenait sur le seuil. Pâle, les cheveux défaits, le chapeau à la main.
— On m’a dit que vous étiez de retour ! s’écria-t-elle, tout aussitôt fondant en larmes. Je suis venue à votre chambre déjà trois fois, mais je ne vous y ai pas trouvé !
Voilà à qui téléphonait l’homme de la réception, comprit Fandorine. Et d’un. Quant au chapeau dans la main de Claire, il signifie qu’elle l’a ôté derrière la porte et qu’elle a ébouriffé ses cheveux à dessein. Et de deux. Oh, mon Dieu, elle va se jeter à mon cou, et c’est chose qu’on ne peut éviter…
Mais son épouse ne s’avança que de deux petits pas, puis se figea.
— Vous êtes vivant, quel bonheur ! sanglota-t-elle.
— Vivant, oui, répliqua-t-il d’un ton acide. Quant au bonheur…
— Mais moi, je croyais que vous aviez péri ! s’exclama Claire en se tordant les mains. Certes, je n’ai pas gardé le deuil très longtemps, je suis coupable ! Oui, oui, je suis infiniment coupable ! Punissez-moi, accablez-moi, méprisez-moi ! Ma précipitation fut horrible ! Je me suis conduite comme la Gertrude de Hamlet ! « Fragilité, ton nom est femme !… Avant même d’avoir usé les souliers… » Je suis un monstre, je suis une créature de l’enfer ! Vous êtes en droit de me mépriser et de me haïr ! Je souffre et j’ai honte ! Et j’imagine comme vous devez souffrir, vous aussi !
L’irréparable est à rivé ? Au souvenir du message de Simon, Eraste Pétrovitch tressaillit, mais il n’osait croire encore à pareille chance.
— Vous m’avez… trompé ? s’enquit-il prudemment.
— Et vous souriez ? bredouilla Claire d’un ton incrédule.
Eraste Pétrovitch se pressa de froncer les sourcils et de donner à son visage l’expression de douleur contenue qui convenait à la situation. Une lueur d’intérêt sincère s’alluma dans le regard de sa femme.
— Comme c’est… beau ! Un sourire involontaire en un instant si tragique !
Maintenant elle va utiliser le procédé à l’écran, se dit-il. Les spectateurs seront émus aux larmes.
— Calmez-vous, ne pleurez pas. Vous n’êtes en rien coupable, affirma-t-il. Rappelez-vous, nous nous étions fait serment d’être toujours f-francs l’un avec l’autre, et vous avez tenu cette promesse. Je n’ai jamais eu motif de vous accuser d’infidélité. Une veuve, ce n’est pas une épouse. Je suis… content que vous soyez tombée amoureuse et qu’on vous aime.
Cette dernière phrase avait été prononcée d’un ton parfaitement sincère.
— Vous ne demandez pas qui c’est ?
À l’évidence, Claire était vexée. Elle s’était préparée à une scène déchirante, et voilà que tout s’arrangeait le plus simplement du monde.
— Monsieur Léon Art, bien entendu, répondit Fandorine en haussant les épaules.
Mais l’actrice voulait du drame.
— Mon Dieu, vous vous êtes rasé la tête…, remarqua-t-elle d’une voix soudain tremblante. Ça me déchire le cśur ! Vous qui étiez toujours si attentif à votre coiffure, maintenant vous vous en moquez… Comme je suis triste que tout s’achève pour nous de la sorte… Ce n’est la faute de personne si nous n’avons pas réussi à former un couple. Nous sommes trop différents. Comme la glace et le feu ! Alors que lui et moi…
Son visage s’illumina et, semblait-il, ce n’était pas du jeu.
— Lui et moi, nous parlons la même langue ! Il n’est même pas besoin de mots… Ah ! pourquoi vous dis-je cela ? C’est trop cruel, je suis en train de vous tuer !
— Ce n’est rien, j’y survivrai, lui assura Eraste Pétrovitch de manière un peu bourrue.
Claire essuya ses larmes.
— Vous avez un sang-froid à toute épreuve, je l’ai toujours su… Mais au fond de votre âme, vous souffrez, cela se voit à vos yeux…
— Il me sera plus facile de surmonter cette épreuve loin de vous. Séparons-nous dès maintenant. Dieu merci, nous n’avons pas besoin de régler les formalités d’un divorce. Communiquez-moi une adresse, et je m’arrangerai pour vous faire expédier vos affaires de la rue Svertchkov… Ou bien je partirai moi-même de là-bas. Ce sera comme vous préférez.
— Vous avez le cśur froid, dit-elle avec amertume. Voilà pourquoi notre union a été un échec.
Il eut soudain pitié d’elle. Maintenant que les chaînes qui l’entravaient étaient tombées, Fandorine découvrait cette femme telle qu’elle était en réalité. Non plus à travers le pollen doré de l’amour, non plus à travers les lunettes noires de l’hostilité, mais sans passion et presque sans émotion.