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Une actrice, jusqu’au bout des ongles. Et par conséquent, une infirme à sa manière, ne sachant faire la part du théâtre et de la vie, des sentiments feints et des vrais élans du cśur. Dieu lui permette de connaître le bonheur avec son génie du cinématographe à long nez ! Au moins, ces deux-là avaient quelque chose en commun : l’amour de l’art.

Le téléphone, sur le guéridon, se mit à sonner. Fort à propos. Il n’était que temps de conclure cette pénible scène.

— Hello ? fit Eraste Pétrovitch dans l’appareil, du ton le plus pratique possible.

Peu importait qui c’était. Cet appel serait utilisé comme prétexte à prendre congé sur-le-champ, pour quelque affaire urgente.

Raté ! La principale épreuve, apparemment, était encore à venir.

— Monsieur Fandorine ! hurlait dans le combiné une voix hystérique. C’est le réceptionniste, Katetchkine ! Monsieur Art est en train de monter à votre chambre ! Il est dans un état épouvantable ! Barricadez-vous ! Je rassemble tous les grooms et je viens à votre secours !

— Inutile de v-vous inquiéter…

Eraste Pétrovitch se tourna vers la porte, qui, dans la même seconde, s’ouvrit sous un choc furieux.

À croire que tout le monde, désormais, va faire irruption chez moi sans frapper, se dit Fandorine sur un mode fataliste. Le réalisateur tenait un Browning dans la main.

— C’est moi le seul coupable ! cria le jeune homme.

Ses longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules, ses yeux étincelaient, sa face était livide.

— J’aime Claire depuis longtemps. J’ai profité d’un instant de faiblesse de sa part ! Tuez-moi, mais ne la touchez pas !

Léon Art tendit le pistolet, la crosse vers l’avant.

Un beau jeune homme. À la conduite charmante.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de déclarer que tout allait bien et qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Claire le devança :

— Non, tue-moi plutôt !

Dans un élan extatique, elle fit un rempart de son corps à son amant. Claire ne tutoyait jamais son mari, mais la phrase ainsi gagnait en sublimité. À dire vrai, elle savait bien que personne n’avait l’intention de tuer qui que ce fût, mais comment une actrice eût-elle été capable de s’abstenir de jouer dans une scène de si belle facture ?

Seulement, tomber à genoux, c’était peut-être un peu excessif. Au théâtre, Claire ne se fût jamais permis pareille outrance. Le cinématographe exerçait une influence néfaste sur son goût.

— Ne vous humiliez pas devant lui ! dit Léon en cherchant à la relever. Vous êtes une déesse, nous sommes tous des nains à côté de vous !

— Je ne suis pas une déesse ! Je suis une pécheresse ! Je n’apporte à tous que le malheur !

Il semblerait que je sois de trop ici, songea Fandorine.

Profitant de ce que les amants, en pleurs, se tenaient étroitement enlacés, il se glissa, vite, vite, vers la porte, non sans décrocher au passage son stupide panama de la patère.

Dans l’escalier, il tomba sur les renforts : le réceptionniste Katetchkine et quatre chasseurs, à la fois effrayés et heureux à l’idée du Vrai Grand Scandale à venir.

— Je m’en vais f-faire un tour, leur annonça Eraste Pétrovitch. Que personne n’entre dans ma chambre.

Une fois dans la rue, il offrit son visage à la formidablement froide lumière lunaire. Il souriait de bonheur.

Libre ! Enfin libre !

La chasse est terminée

Fandorine passa la nuit à l’hôpital. Il ne dormit que d’un śil, cependant Massa ne reprit pas connaissance.

Un infirmier vint régulièrement s’enquérir de l’état du patient, et le médecin de service le visita deux fois. Il convenait de reconnaître que l’établissement s’occupait sérieusement de ses pensionnaires – ce dont Eraste Pétrovitch voulait justement s’assurer.

Au matin, il rentra à l’hôtel pour se raser, prendre une douche, se changer. Et surtout, pour se livrer à une séance de méditation : tirer les rideaux, s’asseoir dans la posture de zazen, se fondre avec le rythme et la respiration de l’univers. Ne rien penser, ne rien ressentir, se couper du chaos environnant, se coller à la source de l’harmonie intérieure. Ou puiser une parcelle de l’harmonie cosmique – on verrait bien.

Quand la rationalité avait épuisé ses ressources, il fallait régler ses organes sensoriels sur l’acquisition du satori. L’illumination viendrait forcément, la chose s’était maintes fois vérifiée. La situation qui semblait sans issue apparaîtrait sous un nouveau jour.

Mais si l’illumination ne vient pas ? s’inquiéta Fandorine. Si la situation ne se présente pas autrement ?

Alors j’aurai simplement passé un moment assis par terre dans une posture bénéfique pour la circulation du sang. Et ensuite, j’agiterai à nouveau mes cellules grises.

Près des portes du National, quelqu’un se tenait accroupi, pas dans la posture du zazen, mais lui aussi dans une attitude de total renoncement. On ne voyait que sa tête baissée, coiffée d’un turban gris, et ses bras osseux noués sur ses genoux. Probablement un mendiant – à Bakou on en croisait à chaque pas. Il était seulement étrange que le portier n’eût pas chassé le miséreux un peu plus loin de l’entrée.

Fandorine tira son portefeuille : il donnait toujours aux mendiants qui ne venaient pas l’importuner et s’abstenaient de quémander. Mais l’homme accroupi se redressa sans effort et se révéla être le serviteur muet de Saadat Validbekova.

— Zafar ?

Le Persan ne répondit pas. Il regardait non pas Eraste Pétrovitch, mais le portier qui descendait du perron.

— Il vous attend, monsieur, depuis hier soir. Un entêté, une horreur !

La pièce de monnaie échut à l’employé de l’hôtel, puis Fandorine entraîna l’eunuque à l’écart.

— C’est Mme Validbekova qui vous envoie ? Il est arrivé quelque chose ?

Bizarrement, Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer ; il en fut lui-même surpris. Et soudain, sans savoir pourquoi, il se rappela son rêve de la nuit. Un rêve court et pénible, de ceux qui vous viennent lorsque vous dormez dans un mauvais fauteuil.

… Fandorine avait rêvé qu’il était mort, étendu dans un cercueil. Des fleurs répandaient leur parfum, un chśur d’église chantait, solennel. On était en pleine messe de funérailles.

Voilà ce qu’est la mort, songeait celui qui dormait, et il s’étonnait de n’avoir pas compris de son vivant une chose si simple et évidente. La mort, c’est quand le mouvement se retire du corps. Tu ne peux plus bouger, et tout le monde est convaincu que tu n’es plus qu’un morceau de chair insensible qu’on peut taillader à loisir pour en ôter les entrailles, avant d’en farder le visage avec un pinceau et de l’exposer aux regards des curieux. On peut bien débiter n’importe quelles sottises et platitudes à propos du « cher disparu » : de toute manière tu n’entendras pas. Puis on t’enterre, et tu restes là gisant, pour l’éternité, à contempler le couvercle de ton cercueil. Il n’y a pas de résurrection.

Mais ce que le défunt redoutait par-dessus tout, ce n’était pas les ténèbres éternelles, mais une femme toute vêtue de noir qui se tenait à son chevet. Elle va se donner en spectacle, se disait Eraste Pétrovitch, à la torture. Se tordre les bras comme au théâtre, gémir, déverser un torrent d’idioties. Si seulement il avait pu être déjà en terre !

Et voilà que cette femme se penchait sur lui. Elle rejetait le voile noir qui couvrait son visage.

Ce n’était pas Claire, c’était Saadat. Quel soulagement !

Ses yeux étaient secs, son regard concentré, mystérieux.

Elle promenait ses doigts effilés sur la face du mort, et c’était comme si elle en ôtait une invisible pellicule. Sa peau respirait à nouveau, il devenait possible de remuer les cils.