Elle touchait de la main sa poitrine : le souffle lui revenait.
Encore, encore ! suppliait mentalement Fandorine. Son corps avait soif de ces attouchements magiques, pour s’éveiller, se remplir de vie.
Mais à cet instant, Massa avait émis une plainte, et le rêve s’était arrêté.
Eraste Pétrovitch secoua la tête pour chasser le souvenir de la vision nocturne.
— Tout va bien pour Mme Validbekova ? Vous pouvez me répondre par signes.
L’eunuque s’inclina et lui remit un billet.
Vous ne parviendrez pas à vous soustraire à ma reconnaissance. Vous sachant homme d’honneur, je ne doute pas que le secret restera entre nous. Zafar vous conduira là où personne ne nous dérangera.
Pas de signature. Il n’en était pas besoin. Fandorine percevait un léger effluve d’un parfum épicé qu’il connaissait bien.
Dites, quels sacrifices au nom de l’amour maternel ! Et sur quel ton !
Il sortit un petit crayon en argent et écrivit rapidement au verso :
Je suis impressionné par votre générosité, cependant je n’ai pas coutume d’accepter des femmes de pareils présents en signe de gratitude.
— Voilà. Transmettez-lui.
Le Persan prit le billet, mais au lieu de le faire disparaître dans les plis de son vêtement, il le porta à ses yeux.
Quoi, il sait lire le russe ? s’étonna Fandorine.
Le visage de l’eunuque, jusqu’alors toujours impassible et indifférent, s’anima soudain : ses sourcils se haussèrent, ses yeux s’arrondirent, sa bouche s’entrouvrit.
— Saadat-khanoun ne vous plaît pas ? demanda-t-il, comme si pareille éventualité était totalement incroyable.
Il parlait d’une voix fêlée, avec un léger accent.
Non seulement il sait lire, mais il sait aussi parler. Il n’est pas muet, simplement taciturne, constata Fandorine.
Il regarda le singulier personnage avec attention, semblant le découvrir pour la première fois. Les castrats suscitent une répulsion craintive. Comme si la perte de sa virilité physiologique accentuait les défauts de l’homme. Pourtant, quelques années plus tôt, Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion, au cours d’une enquête, d’étudier de près la secte des skoptsy et était arrivé à la conclusion que, dans l’ensemble, ces gens étaient meilleurs. Plus généralement, ils étaient autres.
— Mme Validbekova me plaît beaucoup, répondit Fandorine après un court silence. Et même énormément. Mais je ne noue de relation avec une femme que s’il naît entre elle et moi une at-tirance réciproque. Et profonde, qui plus est.
Ayant ainsi parlé, il fut saisi d’un doute : ne s’était-il pas exprimé de manière trop compliquée ?
Zafar laissa s’écouler lui aussi quelques secondes avant de répondre :
— Comme entre la Terre et la Lune ?
Il avait donc compris ! Curieux individu.
— Oui. Ou comme entre la Terre et le Soleil. Car l’attirance entre un homme et une femme peut être de deux sortes : lunaire ou bien solaire.
Le Persan hocha la tête d’un air pensif, comme s’il acquiesçait. Il n’avait même pas été besoin d’expliquer davantage.
— Je saurai cela dorénavant…
Pour la première fois, il regarda Fandorine droit dans les yeux.
— Parce que je vous sais gré de l’enseignement, je vais vous raconter quelque chose. Concernant la reconnaissance des femmes, c’est entendu, mais celle des eunuques, vous l’acceptez ?
Il ironise ? s’interrogea Fandorine. Et quel langage châtié ! Etrange personnage, vraiment. Très étrange.
Au diable la méditation. Ce que Zafar venait de lui apprendre changeait radicalement le tableau. Celui-ci se révélait si inquiétant que Fandorine expédia sur-le-champ une dépêche au ministère, de la teneur suivante :
Situation très sérieuse. Prenez immédiatement contact en évitant canaux habituels. Suis à Bakou hôtel National.
Le télégramme était adressé à un fonctionnaire de sa connaissance, employé au service des missions spéciales, lequel savait parfaitement que si Fandorine jugeait la situation sérieuse, et même « très sérieuse », c’était qu’un événement d’exceptionnelle importance était en train de se produire. « En évitant les canaux habituels », pour l’initié, signifiait qu’il était impossible d’agir par l’intermédiaire de la police, de la Gendarmerie ou de la Sécurité locales.
Trouver un moyen d’entrer en contact, c’est l’affaire de Saint-Pétersbourg, se dit Eraste Pétrovitch. La nôtre, c’est de ne pas perdre de temps.
Une précieuse idée lui vint à l’esprit. Du même bureau de poste, il joignit par le réseau interurbain une autre connaissance, employé de bureau à la direction de la Gendarmerie. Il occupa la ligne durant une heure un quart, ce qui, compte tenu des tarifs insensés pratiqués à Bakou, lui coûta une petite fortune. Cependant, la dépense en valait la peine. Un nouveau fragment du puzzle s’était mis en place.
À présent il pouvait commencer à agir, et sans attendre la réponse du ministère.
— Vaï, Yurumbach ! s’exclama Gassym d’un air réjoui. C’est bien, tu es venu ! Assieds-toi. Justement je mange le plov.
— Quel que soit le moment où on vient chez toi…
Eraste Pétrovitch prit un siège, tout en s’éventant avec son panama. L’affaire était importante et urgente, mais les règles de l’étiquette orientale désapprouvaient la précipitation. La courtoisie prescrivait qu’on bût au moins une tasse de thé.
— Regarde…
Le gotchi montra avec fierté le poignard étincelant pendu à sa ceinture.
— C’est beau, oui ? Quand nous aurons mangé, je montrerai les revolvers. Personne en a comme ça. Et qu’est-ce que la khanoun a offert à toi ?
Une minute fut consacrée à observer les convenances, Fandorine porta poliment la tasse à sa bouche et y trempa même les lèvres. Bon, cette fois, il pouvait y aller.
— Tais-toi et écoute, dit-il en se penchant en avant. Il ne t’a pas semblé bizarre qu’il n’y ait personne à l’intérieur du club motonautique lorsque nous sommes arrivés ? Que toute la bande se soit tenue en embuscade derrière la pile de bois ? Et qu’ils aient ouvert le feu sans prévenir, comme s’ils savaient qui nous étions ?
Gassym eut un geste d’impuissance.
— L’âne à trois jambes faisait le bruit très fort. On entend de loin. À tout hasard, ils se sont cachés. J’aurais fait pareil. Et qu’ils ont tiré, qu’ils ont pas demandé, réfléchis un peu. À Bakou, on tire toujours d’abord, on demande ensuite.
— C’est ce que je pensais, moi aussi. Mais Zafar est arrivé sur place avant nous. Sans bruit, sans se faire repérer. Il a contourné la maison par l’arrière. Il s’est approché furtivement, a jeté un coup d’śil par la fenêtre. Il n’y avait personne. Ils étaient déjà à l’affût. Ils nous attendaient. Tu comprends ce que cela signifie ?
— Non. Je comprends pas.
Le gotchi plissa le front.
— Comment ils savaient ?
— Par le lieutenant-colonel Choubine. Par personne d’autre. Il était le seul à être informé que nous allions au club et que nous y allions à motocyclette. Voilà pourquoi les ravisseurs ont ouvert le feu sans préavis. Ils ont attendu que nous soyons dans la lumière, sous la lampe, et ils ont commencé à tirer.
— Choubine ?! explosa Gassym. Tu as parlé avec cette chienne de Choubine ?! C’est par lui que tu as su pour Bibi-Heybat, oui ?
— Oui.
S’ensuivit une longue tirade, mi-chuintement, mi-glapissement – à l’évidence quelque chapelet d’injures autochtones.
— Pourquoi tu m’as pas écouté, Yurumbach ? Il faut pas faire affaire avec police ! Chaytan ton Choubine ! Et tu es pas Tête ronde, tu es Tête d’Ane, Tête têtue !