— Bien sûr, répondit-il calmement en me fourrant une feuille dans la main. Je vais tout vous raconter.
Je m’apprêtai à lui demander ce qu’était ce papier, mais je reçus une bourrade dans les côtes et ravalai ma question. Je dépliai le message. Il disait : « Obéissez aux gestes, pas aux mots. »
Je ne restai pas longtemps seul dans la salle à manger. Peu après que Watson-senseï et Holmes se furent éloignés, mon maître revint. Il dit : « Tout est en ordre », et il mit ses mains gelées devant la cheminée.
Je lui servis un verre de vin, afin qu’il puisse se réchauffer de l’intérieur.
— Eh bien, que penses-tu de cette affaire ? me demanda Fandorine-dono.
Comme je m’attendais à cette question, je répondis de manière circonstanciée.
— C’est une vilaine histoire, maître. Elle ne me plaît pas du tout. Sherlock Holmes ne permettra pas au châtelain de donner l’argent. Son honneur interdit au grand détective de reconnaître son échec. Holmes ne quittera pas le château, ce qui veut dire que Lupin ne touchera pas sa rançon. En conséquence, à minuit tapant, la maison volera en éclats.
Mon maître hocha la tête, reconnaissant par là même la justesse de mes propos, et cela m’encouragea. Je poursuivis :
— Il est impossible de faire sortir Mme Desu de la tour, cela la tuerait. Vous et moi ne pouvons abandonner la malheureuse jeune fille, ce qui signifie que nous serons également obligés de fêter la nouvelle année sous ce toit. Sinon, nous nous couvrirons d’une honte qui nous empoisonnera le restant de nos jours.
Il acquiesça de nouveau. Il n’y avait plus qu’à passer à la conclusion.
— Donc, nous n’avons qu’une solution. Durant les trois heures et quarante-sept minutes qui nous restent, nous devons découvrir le sens des mystérieux caractères et trouver la bombe. Sinon, prisonniers de notre honneur, nous exploserons avec la maison et nous ne verrons pas le XXe siècle. Ce qui sera très dommage. Car nous ne saurons jamais qui de nous deux avait raison.
Ces derniers temps, nous avions de fréquents débats sur ce que serait le XXe siècle. Les conjectures de mon maître sur l’avenir sont optimistes, alors que, pour ma part, je n’en attends rien de bon. Oui, les gens apprendront à se déplacer plus vite sur la terre et sur l’eau, peut-être même commenceront-ils à voler dans le ciel. Mais tous ces changements n’affecteront que la matière. L’esprit, lui, restera au même niveau de développement, et, dans ce cas, à quoi bon les innovations techniques ? Elles apporteront peu de bien et beaucoup de mal, car il est dangereux de confier une arme à un enfant. Mais de cela, je reparlerai peut-être dans un prochain livre. Il convient de ne pas s’écarter du récit.
Ayant terminé mon exposé d’une logique irréprochable, je demandai :
— Nous avons pris des mesures de précaution, afin de limiter la liberté de mouvement du criminel. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre, cela nous conduirait à une mort certaine. Comment comptez-vous agir, maître ? Je ne doute pas que vous ayez déjà tout prévu. Vous avez deviné ce que signifiait « 24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b » ?
— J’avoue que je n’y ai pas encore pensé, répondit Fandorine-dono en posant son verre. Notre collègue britannique est joueur d’échecs, eh bien, qu’il se creuse la tête pour élucider cette combinaison. Nous deux, nous n’allons pas nous occuper de la combinaison, mais du combinateur. C’est-à-dire de M. Lupin en personne. Quelle chance que notre hôte soit partisan du progrès et ami de l’électricité. Il est encore plus merveilleux que la ville de Saint-Malo soit reliée au réseau interurbain. En premier lieu, je vais joindre le commissaire Ganimard, de la police parisienne. J’espère qu’il n’a pas oublié le service que nous lui avons rendu. Le commissaire me mettra en relation avec le service de bertillonnage. Il doit bien s’y trouver quelqu’un de garde, même la veille du jour de l’an. Dans la mesure où Lupin a déjà été arrêté, ses données anthropométriques doivent figurer dans la cartothèque. Tout génie de la transformation que l’on puisse être, nous savons toi et moi qu’il y a des traits extérieurs que l’on ne peut modifier. Par exemple, la forme des oreilles ou la couleur de l’iris… Mon deuxième appel sera pour le professeur Smiley, de Londres. Il est casanier et fait sûrement réveillon en famille.
(Smiley-senseï est un spécialiste des maladies du système nerveux. L’année passée, il nous a consultés dans l’affaire de la disparition de lady Brokenridge. Dès que j’aurai terminé ce récit, je raconterai cette enquête, car elle fut inhabituelle et instructive. J’ai déjà trouvé le titre : « La triste histoire d’une noble dame, habilement éliminée par un époux infidèle ».)
— D’ailleurs, il serait peut-être préférable de téléphoner d’abord à Londres, corrigea mon maître. Mon inquiétude sur le sort de Mlle Eugénie m’empêche de me concentrer sur l’enquête. Je vais décrire au professeur les symptômes du trauma et je lui demanderai s’il est effectivement exclu de sortir la blessée de la maison. Par exemple, sur une étroite planche, en lui maintenant les bras et les jambes. Le docteur Lebrun est, certes, une immense autorité dans son domaine, mais, comme la majorité des sommités françaises, il a selon moi une certaine tendance à l’exagération et à la mise en scène.
Je me remémorai Desu-san allongée sous sa couverture blanche, si gracieuse et si vulnérable à la fois, et soupirai :
— Cette jeune fille ressemble à un pétale de sakura emporté par le vent. Quel triste et sublime spectacle !
Jusqu’à maintenant nous menions la conversation en russe, mais cette phrase, je l’énonçai dans ma langue natale, parce que les belles choses doivent être dites en japonais.
— Dzustement, à plopos de la dzeune fille, répondit mon maître avec ce fort accent qui, avec les années, ne faisait hélas qu’empirer. Nous avons entendu son pèle, mais il faudlait l’intelloger elle aussi. Et il ne selait pas mal non plus de discuter plus en détail avec le docteul. Mais pas avant d’avoil pallé avec le plofesseul Smiley.
Il se dirigea vers l’appareil et tourna deux fois la manivelle pour obtenir la liaison avec le central téléphonique. Je restai à côté et écoutai.
Dans le cornet résonna une voix inquiète.
— Allô ! Qui est-ce ? demanda l’homme en français.
— Monsieur Bosco ? s’étonna mon maître avant de s’excuser, ainsi que je le devinai, et d’expliquer qu’il voulait joindre le central mais avait fait une fausse manśuvre.
Il essaya une deuxième fois, mais ce fut à nouveau le régisseur qui décrocha l’appareil.
Et, la troisième fois, de même.
Alors, entre mon maître et Bosco, eut lieu un échange plus long au terme duquel Fandorine-dono dit, ou plutôt déclara d’un ton découragé :
— Ça ne marche pas, Massa. Il va falloir renoncer à notre plan. La liaison avec l’extérieur est coupée, seule fonctionne la ligne intérieure.
Il paraissait très affligé. Pour lui redonner courage, je dis :
— Un vrai samouraï sait tirer au fusil mais préfère l’épée. Parce que les vieilles méthodes sont plus nobles et plus fiables. Maître, il nous est tout de même arrivé de démêler quelques affaires sans le téléphone interurbain.
Fandorine-dono se mit à rire.
— Tu as raison. Nous allons employer les méthodes éprouvées. Commençons par l’interrogatoire des témoins.
Sans perdre un instant, nous gagnâmes le deuxième étage et trouvâmes le premier des témoins, le docteur Lebrun, dans le salon des divans, devant l’entrée de la tour. L’honorable médecin était assis dans un fauteuil et fumait ; c’était sans doute pour cela d’ailleurs qu’il avait déserté son poste.