Fandorine eut un geste impatient.
— Je te l’ai pourtant dit : tais-toi et écoute. Oui, Choubine nous a envoyés dans un piège, vers une mort c-certaine. Mais nous ne sommes pas morts. Et à présent nous avons de nouveau une piste. Il est tout à fait évident que l’élargissement de la grève n’intéresse pas seulement un petit groupe d’industriels cupides. Tout est beaucoup plus grave. Le plus influent représentant des autorités locales, en réalité le maître de la ville, dont le rôle devrait être de maintenir l’ordre, se livre à des manśuvres qui vont au rebours de son devoir : il attise les flammes. Et pour cela, il ne s’arrête même pas devant un meurtre. Je suis certain que Mesrop Artachessov nous a menti. Il cherchait à couvrir Choubine. Je ne crois pas que le magnat ait embauché une bande d’anarchistes parce qu’il était inquiet pour son n-neveu. À quoi bon, quand il entretient déjà une armée de coupe-jarrets ? En outre, je n’ai jamais été surveillé, ni à Moscou ni plus tard, pendant le voyage. Je l’aurais senti. Et néanmoins le Manchot savait par quel train j’arriverais, et de quel wagon je descendrais. Il n’y a pas de mystère : le seul à détenir ces informations était l’officier des gendarmes qui avait réservé les billets. À qui pouvait-il les communiquer ? À son collègue, le lieutenant-colonel de la Gendarmerie Choubine. Ils se connaissent de longue date…
À en juger par ses sourcils froncés, Gassym peinait à suivre le fil du raisonnement, mais peut-être aussi ne comprenait-il pas tout, car Eraste Pétrovitch parlait très vite. Ce discours, il le prononçait principalement pour lui-même : c’était un Sabre version orale.
— Et si Artachessov est resté muet sur Choubine, on c-comprend très bien pourquoi. Il ne veut pas altérer leurs relations, il a peur. Il est beaucoup plus intéressant de se demander pour quelles raisons l’adjoint du gouverneur de la ville a besoin d’une grève générale. Il n’y a qu’une seule explication rationnelle. Le lieutenant-colonel a partie liée avec les révolutionnaires. Et très précisément avec le Pivert. Tout s’emboîte alors de manière logique.
Ayant clos le chapitre des déductions, Fandorine aborda l’essentiel : l’envoi à Saint-Pétersbourg d’une dépêche urgente.
— Le meneur des révolutionnaires clandestins et le personnage le plus influent de l’administration bakinoise agissent de concert. C’est lourd de conséquences catastrophiques. Si la production de pétrole venait à s’arrêter complètement, une crise pourrait éclater qui affecterait l’empire de Russie tout entier. Le pays ne peut se contenter du seul pétrole transporté par l’oléoduc national.
Gassym attendit que Fandorine ajoutât quelque chose. Puis il tira sa propre conclusion :
— Compris. Il faut tuer cette chienne de Choubine.
— Non. Je n’ai que des preuves indirectes, il niera tout. Il faut absolument le coincer et le faire parler. Je dois arriver à démêler quel s-sale coup se prépare ici. Il faut amener Choubine à se faire transparent comme l’eau pure.
— Il y a pas l’eau pure à Bakou. Mais comment coincer cette chienne de Choubine, il faut réfléchir.
Gassym pourlécha son doigt luisant de graisse et le pointa sur son front d’un air grave.
— Je vais réfléchir, moi.
C’est bien pour ça que je suis venu te trouver, se dit Eraste Pétrovitch, qui regardait son compagnon de combat d’un śil impatient.
— Tu comptes réfléchir l-longtemps ? Le temps presse.
— Je vais poser questions aux gens sur Choubine. Les gens diront tout.
— Bien. Tu me trouveras à l’hôpital.
Cette fois-ci Massa était conscient. Il était à moitié assis dans le lit, soutenu par des oreillers. Avec des gestes pleins d’attentions, une infirmière à l’opulente poitrine nourrissait le blessé de bouillon administré à la cuiller. Au premier instant, Eraste Pétrovitch tressaillit de joie. Puis il s’aperçut que le Japonais ouvrait la bouche avec difficulté et ne regardait même pas le buste plantureux qui palpitait juste sous son nez. Cette dernière circonstance, surtout, parut à Fandorine extrêmement alarmante.
— P-permettez, madame. Je vais m’en occuper.
À peine la femme fut-elle sortie, Massa recracha le bouillon dans l’assiette et s’exclama :
— Racontez, maître ! Et en détail ! Tout le temps je dormais et je rêvais que j’étais avec vous. Puis je me réveillais, je voyais que vous n’étiez pas là, je pleurais et je me rendormais.
Eraste Pétrovitch se montra d’abord concis, se bornant aux événements principaux. Mais Massa, en l’écoutant, se ranimait à vue d’śil. Ses yeux se mirent à briller, ses joues rosirent. Alors Fandorine ne ménagea plus les couleurs. Il entreprit de décrire la mer en feu dans la baie de Bibi-Heybat, la poursuite sur les vagues à quatre-vingts kilomètres-heure, la capture des bandits dans la galerie souterraine.
— Je vais mourir, lâcha le Japonais tristement quand le récit fut terminé.
— S-sottises ! Le médecin a dit que tu étais en train de te rétablir !
— Ce n’est pas de ma blessure que je vais mourir. C’est que j’aurai le cśur déchiré de n’avoir rien vu de tout ça…
Massa croisa les mains sur sa poitrine, tel un gisant, et ferma les yeux. Son visage prit une teinte d’un si vilain jaune cireux que Fandorine en fut apeuré et courut chercher un médecin.
Comme il sortait de la chambre, il se heurta à Gassym.
— Je sais tout, dit celui-ci. Où trouver cette chienne de Choubine, je sais. Partons, Yurumbach. Nous allons la coincer.
Eraste Pétrovitch le repoussa.
— Pas maintenant ! Il faut un médecin ! Massa se meurt !
— S’il se meurt, pourquoi il bat les paupières ? s’étonna le gotchi.
Massa, en effet, avait tourné la tête et regardait son maître d’un air lugubre. Il semblait ne pas remarquer Gassym – sans doute répugnait-il à poser les yeux sur son heureux rival.
— Allons-y, Yurumbach. Je raconterai en chemin.
Eh ! Non ! Massa, pour le coup, en mourrait, pensa Fandorine.
— Raconte tout de suite. Où est Choubine ?
— Ce soir il va dans la casino d’été. Les gens disent : chaque mercredi le soir il va là-bas. Il joue la roulette.
— Chaque mercredi ? Eh bien, nous allons nous y rendre aussi. Il y a belle lurette que je n’ai pas fait tourner la roue de la Fortune, déclara Eraste Pétrovitch, songeur. À en juger par l’emploi du féminin, tu n’approuves pas le c-casino ?
— Chaytan, ta casino ! Elle m’a pris tout l’argent, elle m’a pris le poignard, les gazyrs étaient argent pur, elle a pris aussi ! Peuh !
— En ce cas, tu ne joueras pas.
Gassym plissa les paupières d’un air soupçonneux.
— Et qu’est-ce que je ferai ?
Fandorine le lui expliqua brièvement. Le plan avait été facile à élaborer, sans le secours d’aucun nikki.
— J’ai pas tout compris, fit Gassym en fronçant ses sourcils broussailleux.
Eraste Pétrovitch le rassura :
— Je t’exposerai les détails sur place, quand j’aurai repéré les lieux.
Il se tourna vers le blessé.
— Repose-toi, Massa. Reprends des forces. Je dois me p-préparer pour ce soir.
Le Japonais cligna de l’śil pour faire tomber une larme qui perlait à ses cils.
— Je n’ai jamais jalousé personne, j’ai toujours été satisfait de mon karma. Mais ce gros benêt, je le jalouse beaucoup. J’essaie de m’obliger à lui dire un mot poli, et je n’y arrive pas. Allez-y, maître, et ne vous inquiétez pas pour moi ! Je ne mourrai pas avant que vous soyez revenu. Autrement, comment connaîtrais-je le fin mot de l’histoire !