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À l’hôtel, le réceptionniste, Katetchkine, annonça :

— Vous avez eu un appel de Saint-Pétersbourg. Un certain Illarion Konstantinovitch. Il n’a pas précisé son nom de famille. Il a demandé de le joindre à ce numéro, tenez.

C’était le fonctionnaire du service des missions spéciales. Eraste Pétrovitch fourra le bout de papier dans sa poche. Il n’avait bien sûr pas l’intention de téléphoner où que ce fût. N’importe qui pouvait espionner les communications interurbaines au central téléphonique de Bakou. Choubine avait récemment fait montre des liens confidentiels qu’il entretenait avec les téléphonistes de la ville.

Katetchkine baissa la voix :

— Et il y a encore ce monsieur, très cossu, qui m’a demandé de l’informer immédiatement, dès que vous seriez de retour…

— Ah ! ça, c’est inutile.

Un billet de banque vint se poser sur le comptoir.

— Et de manière générale, quelle que soit la personne qui appelle, répondez : Il est absent.

Aucune conversation téléphonique. Qu’ils trouvent quelque chose de mieux. À dire vrai, Fandorine n’avait guère envie dans l’immédiat de se lancer dans des explications avec Saint-Pétersbourg. Après un entretien avec Choubine, les choses seraient plus claires, mais pour le moment il n’avait que des soupçons.

Toutes ses habitudes de prudence étaient mobilisées. C’est pourquoi il entra dans sa chambre en observant les mesures de sécurité ; il s’abstint d’ouvrir les rideaux, mais regarda au-dehors par la fente.

Comme c’était intéressant ! Sur le toit de la maison d’en face venait de fuser un éclat de lumière. Pendant qu’il marchait dans la rue, il n’avait pas été suivi, mais là on l’épiait, à la jumelle. Ou bien, qui sait, à travers une lunette de visée ?

L’avait-on aperçu ?

Il s’écarta en douceur de la fenêtre.

Qui avait établi la surveillance ? Choubine ? Le Pivert ?

D’une manière ou d’une autre, la chasse au chasseur était rouverte.

La sonnerie du téléphone retentit.

Ils vérifient si je suis là ? se demanda-t-il. Ou bien m’ont-ils vu malgré tout ? Pourquoi le réceptionniste a-t-il fait suivre l’appel ? Je lui ai pourtant demandé de dire que je n’y étais pas…

Après une ou deux secondes d’hésitation, Eraste Pétrovitch décrocha le combiné. Si les individus qui l’observaient avaient noté un mouvement dans la chambre, il ne convenait pas de garder le silence.

— Ici, la femme de chambre, Fiodotova, piailla Fandorine d’une horrible voix fluette.

Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu à imiter une femme.

Un homme demanda avec un léger accent :

— M. Fandorine n’est donc pas là ?

— Non, Monsieur. Je suis en train de faire la chambre.

— Bizarre. Il vient de monter chez lui.

L’accent n’était pas caucasien. Un Allemand ou un Balte. Il y avait beaucoup de Lettons chez les bolcheviques.

— Je ne sais pas. Il a dû flâner dans le couloir, il ne va pas tarder. Monsieur veut-il que je transmette un message à Monsieur ?

— … Non. Je rappellerai.

J’ai eu tort de donner dix roubles à Katetchkine, se dit Fandorine. Quelqu’un le paie davantage. Ou bien le stimule par d’autres moyens…

Eraste Pétrovitch se changea pour un habit de soirée – très rapidement, contre son habitude. Il ressortit dans la rue par la porte de service.

Ce n’est rien. Je vais attendre le soir dans un café, décida-t-il. Et dès que j’aurai tiré les vers du nez à M. le lieutenant-colonel, la vie deviendra moins mystérieuse.

Dans la joyeuse ville de Bakou, outre le grand casino – un superbe palace, construit sur le modèle de celui de Monaco –, il existait aussi un casino dit d’été, non moins luxueux. En face du boulevard du Littoral se dressait, carrément dans la mer, sur pilotis, un fabuleux palais de bois hérissé de tourelles : les bains municipaux. Durant la journée, il servait bel et bien à la baignade du « bourgeois », mais chaque soir la grande salle accueillait les amateurs de jeux de hasard. Là, au-dessus de l’eau, on ne sentait pas le souffle brûlant du gilavar, le vend du sud ; une brise chargée de fraîcheur s’engouffrait par les fenêtres ouvertes, et le son des violons et des cuivres se fondait avec le clapotis des vagues.

Eraste Pétrovitch arpenta longuement le quai pour étudier le château de conte de fées : pareil à un mirage, il semblait flotter au-dessus de la mer, scintillant de mille feux, à la fois effrayant et attirant, entre le bleu sombre du ciel et la noirceur changeante des flots.

La Russo-Balt chocolat de Choubine était garée au milieu d’autres automobiles et attelages. Pas de chauffeur. C’était donc que le lieutenant-colonel conduisait lui-même sa voiture – parfait.

De là, Fandorine poussa jusqu’au quai où s’amarraient les barques et y fuma un cigare. Et alors seulement, d’un pas indolent de promeneur oisif, il se dirigea par la longue passerelle de bois vers l’entrée du temple des passions sordides.

À la caisse, où l’on délivrait les jetons, Eraste Pétrovitch entra pour de bon dans son rôle et émit un sifflement :

— Mazette !

Ici on ne changeait pas de la menue monnaie. La plaque la moins chère, de couleur rouge, était à cinq roubles, la bleue en valait dix, la jaune vingt-cinq. La clientèle, dans l’ensemble, prenait des bleues et des jaunes. Fandorine avait sur lui trois cents roubles, ce qui était déjà une somme, mais deux messieurs devant lui avaient changé l’un cinq mille roubles, l’autre quinze mille.

— Je joue petit jeu aujourd’hui, expliqua Eraste Pétrovitch (ou plutôt son personnage) au caissier, d’un air confus.

— Passez au vestiaire, s’il vous plaît, lui répondit l’autre sans beaucoup d’aménité.

À droite, une longue queue s’étirait jusqu’à un guichet marqué « Vestiaire », ce qui, en plein été, paraissait étrange.

Haussant les épaules, Fandorine voulut passer à côté, mais aussitôt un petit homme surgit devant lui, montrant un visage chiffonné où des yeux noirs injectés de sang brillaient d’un éclat douloureux.

— Je ne vous ai jamais vu ici, monsieur, dit l’inconnu en ôtant son chapeau avec un sourire obséquieux. C’est la première fois que vous venez ?

— Oui.

— Je peux vous accompagner. Vous souffler des conseils, vous mettre en garde, vous expliquer.

Un type de personnage bien connu. Il en traînait toujours aux abords des maisons de jeu du monde entier. Il y a les alcooliques, il y a les opiomanes et les cocaïnomanes ; cette autre maladie a pour nom « ludomanie ».

— Si vous me sacrifiez une petite plaque rouge, monsieur, ce sera assez pour moi.

Ma foi, un cicérone ne me causera pas de tort, songea Fandorine.

— Si je suis satisfait, vous en aurez une jaune, promit-il.

Le petit homme s’illumina.

— Je ne vous décevrai pas !

— Comment vous appelez-vous ?

— Youchka.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Non, voyons, vous paraissez d’une condition un peu plus relevée.

— Il fut un temps où je m’appelais Youssouf Abdourrakhmanovitch, et même Youssouf-agha. Si la roue de la Fortune vient à tourner, j’exigerai qu’on s’adresse de nouveau à moi avec les égards, mais pour l’instant, je suis Youchka, et l’on me tutoie, je ne mérite pas davantage.

L’homme s’inclina humblement, sans oser pour sa part s’enquérir du nom de son bienfaiteur.

— Eh bien, conduisez-moi dans l’antre du péché.

Youchka, délicatement, avec deux doigts, le retint par la manche.