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— Je dois vous avertir. Si vous avez une arme sur vous, mieux vaut la laisser là. Autrement vous serez refoulé à l’entrée. Ici, les videurs connaissent leur affaire, ils sont spécialement entraînés.

À cet instant seulement, Fandorine s’aperçut que l’employé du vestiaire se voyait remettre par les visiteurs non pas des cannes et des chapeaux, mais des poignards, des pistolets et des revolvers.

— C’est Bakou, fit le guide, reprenant l’éternelle rengaine locale. Les gens ont le sang chaud. Il pourrait y avoir mort d’homme. Et il est même arrivé que certains se brûlent la cervelle en pleine salle.

Devant la somptueuse entrée, deux jeunes gars au corps souple effectuaient des passes avec les mains, comme s’ils prenaient les mensurations d’un monsieur bedonnant en costume indigène. À leurs façons, on voyait que c’étaient des maîtres dans l’art de la fouille. À l’évidence, il faudrait se séparer du Webley. Du petit Derringer accroché à la ceinture, dans le dos, également. Ceux-là les trouveraient.

Après tout, tant mieux, se dit Fandorine. Ça facilitera la tâche.

— On voit tout de suite l’homme sérieux, approuva Youchka en voyant le Derringer. Deux pistolets valent toujours mieux qu’un. Aimeriez-vous faire un tour pour commencer ?

— Volontiers.

Eraste Pétrovitch s’avança lentement dans la vaste salle, où l’on jouait, semblait-il, à tous les jeux de hasard existant sur terre, du chemin de fer au poker, même si la majorité des tables était malgré tout consacrée à la roulette. La fumée de tabac s’élevait vers les lustres, des violonistes jouaient de la musique douce sur une estrade, des loufiats faisaient circuler vins et amuse-gueules. Il y avait là une bonne centaine de personnes, au moins.

Tout cela est fort beau, mais où est notre uniforme bleu ? se demanda Fandorine.

Le guide marchait, tourné de côté, sans se taire un instant.

— Regardez, disait-il en montrant un individu d’une maigreur extrême, campé derrière des joueurs. Une curiosité locale. Il avait hérité de son père des millions, et il a tout perdu. Il a décidé de mettre fin à ses jours. Avec ses derniers roubles, il a donné un banquet d’adieu. Là, un ami de son défunt père l’aborde et lui remet une enveloppe cachetée. Il l’ouvre : c’est une lettre de son géniteur. « Je sais bien, misérable, disait la lettre, qu’après ma mort tu dilapideras toute notre fortune au jeu. Le diable t’emporte, je ne te plains pas. Mais entends ma dernière volonté de père. Ne t’avise pas de te tirer une balle dans la tête, pends-toi au lustre du bureau, où, au prix d’un labeur acharné, j’ai amassé les millions que tu as jetés par les fenêtres. » Le fils obtempère. Il accroche une corde, saute de sa chaise, et voilà le lustre qui d’un coup s’effondre. Et d’entre les moulures tombe un sac rempli de billets de banque ! Le papa avait voulu donner une leçon à son fils depuis l’autre monde, pour qu’il revienne à la raison et cesse de se conduire comme un idiot.

— Et alors ? s’enquit Fandorine avec intérêt.

— Ça ne l’a pas guéri. Il a perdu également la somme contenue dans le sac. Maintenant il est comme moi. Il rôde, il fait la manche.

À l’aisance du récit, on devinait que le cicérone ne le racontait pas pour la première fois, et même sans doute en rajoutait. Quoique, à dire vrai, les joueurs victimes de leur passion connaissaient parfois des dérèglements autrement plus fâcheux.

— Tenez, jetez un coup d’śil à cet autre, souffla Youchka à l’oreille de Fandorine.

Il hocha la tête en direction d’un monsieur somnolent qui venait de déplacer sur la table une montagne de plaques jaunes en disant « Tout sur le zéro », et à présent bâillait.

— C’est Martirossian, le plus grand des direkçiler !

— Des quoi ?

— Un direkçiler est un joueur à sa manière. Seulement il ne mise pas sur la table mais sur la terre. Il achète des terrains à vil prix et attend avec l’espoir qu’on trouve du pétrole à côté. Martirossian n’était personne : il travaillait comme postier. Un jour il a gagné cinq cents roubles à la loterie et a acquis un hectare de désert aride, à l’écart des champs de production. Et puis quelqu’un arrive et lui en offre mille roubles. Martirossian était prêt à accepter, quand quelque chose chez l’acheteur lui a paru bizarre. Il lui demande de repasser le lendemain. Il court aux renseignements et apprend qu’on a l’intention d’effectuer des forages dans les environs. Cela multipliait déjà le prix du terrain par dix. Mais Martirossian ne vend pas non plus pour cinq mille. Son voisin a trouvé du pétrole. Les prix sont montés à cent vingt mille l’hectare. Et de nouveau il a refusé !

Youchka regardait le joueur indolent avec admiration.

— Voilà ce que c’est que le flair ! Martirossian n’a vendu que lorsque le pétrole a jailli juste à la limite de son terrain. Pour un million et demi ! Il en a utilisé la moitié pour acheter un millier de nouveaux terrains, et avec l’autre moitié, il vit comme un coq en pâte…

— Curieux, reconnut Eraste Pétrovitch en songeant que lui aussi, sans doute, pourrait s’adonner à un pareil jeu. Mais la seule idée du pétrole lui leva le cśur, tandis qu’un horrible goût huileux lui emplissait la bouche.

— Cette vieille araignée de Rafalov.

Le guide montrait un vénérable vieillard sommeillant dans un fauteuil contre un mur.

— Avez-vous déjà entendu parler des charognards de casino ? Celui-ci est le plus rapace. Il ne mise jamais, il reste là simplement à attendre. Si un joueur se trouve ratissé mais s’obstine à ne pas partir, en proie à la frénésie du jeu, Rafalov lui offre de lui prêter de l’argent, à des taux faramineux ou bien sous hypothèque. Son notaire est toujours là, au buffet, prêt à officier…

Du bruit s’éleva à une table. Quelqu’un y réclamait à grands cris du champagne, tandis qu’un autre hurlait : « Non ! Mon Dieu, non ! »

Le vénérable vieillard ouvrit aussitôt un śil, rond et jaune comme celui d’un hibou.

Mais déjà le guide entraînait Fandorine plus loin.

— Regardons à gauche. Sous le palmier, vous voyez ce monsieur avec le nez enfoncé ? Un très intéressant personnage, un certain Chountikov, qui s’est rendu célèbre en…

Fandorine ne devait jamais savoir comment le nommé Chountikov avait acquis sa célébrité. Il venait d’apercevoir dans l’angle de la salle, où se dressait une estrade entourée d’une balustrade, l’éclat intermittent d’une calvitie cramoisie qui lui était familière. Choubine était cette fois-ci en civil, de sorte que Fandorine ne l’avait pas repéré de loin.

— Je vous remercie. Cela suffira. Tenez, une plaque jaune…

À la table voisine, on finissait justement de prendre les paris.

— Mais d’ailleurs, je vais miser pour vous.

Sans regarder, Fandorine lança le jeton de vingt-cinq roubles sur le tableau et partit en direction de Choubine.

— Permettez, mais je mise toujours sur le noir ! hurla derrière lui Youchka. Croupier, j’exige qu’elle soit déplacée !

— Comme voudra Monsieur. Je l’ôte du 23 pour la mettre sur le noir. Les jeux sont faits !

Eraste Pétrovitch avait déjà oublié l’ex-Youssouf Abdourrakhmanovitch. Il s’était campé derrière la balustrade, décidé à attendre que Choubine le remarquât pour observer quelle serait sa réaction au premier instant, avant qu’il maîtrisât l’expression de son visage.

Le lieutenant-colonel fumait une cigarette tout en promenant son doigt sur le rebord d’un verre de cognac. Fait surprenant, il n’y avait pas d’autre joueur que lui à la table.

— Où voulez-vous miser ? demanda le croupier.

Du bout de l’ongle, Choubine poussa une pile de six jetons jaunes.