— Je ne sais pas… Sur le 18 ?
À ce moment, le croupier se livra à une manśuvre peu compréhensible : il écarta soigneusement une des plaques pour la rendre à son propriétaire.
— Vous avez mal compté, Timofeï Timofeïevitch.
— Vraiment ?
La grosse joue se couvrit de plis : l’adjoint du gouverneur de la ville souriait.
La roue se mit à tourner. La bille s’arrêta sur le 18.
Eraste Pétrovitch fronça les sourcils, tandis que le croupier déclarait :
— Bravo, vous avez eu de la chance. Maintenant, cela suffit peut-être ?
La question, dans la bouche d’un employé de casino, avait de quoi surprendre.
Tout à coup, la paupière de Choubine frémit. Sa tête en forme de melon vacilla. Il venait de remarquer Fandorine.
La réaction fut telle qu’on devait s’y attendre : contraction des muscles péri-oculaires, resserrement involontaire des doigts. D’après les enseignements de la psycho-physiognomonie, cela signifiait : « surprise désagréable, signal de danger ».
Qui se sent morveux se mouche. Il est coupable, aucun doute ! songea Fandorine.
Un large sourire s’épanouit sur la face rebondie de Timofeï Timofeïevitch.
— Quelle merveilleuse surprise ! J’avoue que j’étais inquiet pour vous. La police a découvert ce matin à côté du club motonautique une motocyclette appartenant à la ville et trois cadavres présentant des blessures par arme à feu. Tout le monde se demande bien ce qui a pu se passer là-bas.
Il ne fait pas trop d’efforts pour mentir, nota Fandorine. Il comprend qu’il ne réussira pas à s’esquiver.
Eraste Pétrovitch s’assit et étala ses plaques sur le tapis vert.
— On joue ?
Les yeux du lieutenant-colonel s’étrécirent. Il ne souriait plus.
— Avec plaisir. Je mise… sur la deuxième transversale.
Il adressa un regard éloquent au croupier, qui hocha la tête d’un air fataliste. Puis, baissant la voix :
— Comment s’est terminée votre promenade nocturne ?
Fandorine ne regardait pas la roue de la Fortune, mais sa main se tendit toute seule vers la troisième rangée de nombres. Une force d’attraction émanait de là. Trois plaques se posèrent sur le 7, trois sur le 8 et trois sur le 9. Le point ne se précisait pas davantage : Eraste Pétrovitch était tout entier concentré sur son interlocuteur.
— Les jeux sont faits ! annonça le croupier avant de lancer la bille.
— P-parfait. Et maintenant, éloignez-vous de la table. Nous avons à causer seul à seul.
— Mais… À vos ordres.
Incapable de soutenir le regard de Fandorine, le croupier recula. En même temps il haussa les épaules, comme pour s’excuser. Le geste s’adressait à Choubine, mais celui-ci n’avait d’attention que pour Eraste Pétrovitch.
— Vous savez déjà comment s’est terminée ma p-promenade.
Une lueur amusée passa dans les yeux du lieutenant-colonel.
— C’est là votre entrée en matière ? Intéressant. La rencontre n’est donc pas fortuite. Si je comprends bien, ce n’est pas une simple conversation qui nous attend.
Il est persuadé de n’avoir rien à craindre, se dit Fandorine. Ou bien il aime les collisions dangereuses. S’il en est ainsi, mieux vaut redoubler de prudence.
Son cśur se mit à battre plus vite. Eraste Pétrovitch avait lui aussi un faible pour les situations risquées.
— Le 7 ! déclara le croupier. Vous avez gagné, Monsieur.
Il compta puis poussa avec son râteau un tas assez considérable de jetons vers Fandorine, après quoi il ramassa la mise de Choubine.
— Jouerez-vous encore ?
Fandorine se leva.
— Donnez mes gains à ce monsieur, là-bas. Je suis en d-dette avec lui.
Il montra un divan où le malheureux Youchka était assis, la tête dans les mains.
Il ne manquerait plus qu’il se pende pour avoir ôté sa mise du 23, pensa Fandorine. Je serais coupable.
— Sortons prendre l’air, nous causerons, proposa Eraste Pétrovitch à Choubine. Il y a là une véranda qui sera parfaite.
L’autre se leva à son tour.
— Avec plaisir.
Et il ne ment pas : il éprouve réellement du plaisir, constata Fandorine. Ce n’est pas redoubler de prudence qu’il faut, c’est retripler.
Il n’y avait pas âme qui vive sur la plate-forme tournée vers l’horizon marin que l’obscurité dérobait. Le flot clapotait, semé de frisottis blancs, une brise fraîche et salée soufflait au visage.
— D-disons, ici, tenez…
Fandorine tourna le dos à Choubine et s’accouda au garde-fou. Il ferma les yeux pour n’être pas distrait, pour que rien ne l’empêchât de sentir les mouvements de l’adversaire.
— Le c-croupier d’ici fait des merveilles avec sa jambe.
Il craqua une allumette et alluma un cigare.
— Il actionne une pédale ?
— Je n’en sais fichtre rien, ricana Timofeï Timofeïevitch. Je ne me suis jamais intéressé à ça. Mais je sais que je n’ai de la chance au casino que le mercredi. Uniquement à cette table. Et dans les limites d’une certaine somme. C’est Bakou.
Il s’est un peu détendu, observa Fandorine. Il imagine que j’ai l’intention de lui parler de corruption. À l’attaque !
— Vous et Spiridonov, le défunt chef du service de sécurité du tsar, serviez tous les deux à la d-direction de la Gendarmerie de Varsovie, en 1907.
Eraste Pétrovitch secoua son cigare, d’où se détacha une étincelle rouge.
— Mais ensuite, on vous a brutalement relevé de vos fonctions et expédié à Bakou, dans l’arrière-cour de l’Empire. J’aurais dû comparer plus tôt vos états de service avec ceux de Spiridonov. Vous aviez eu un différend ? Vous aviez gardé une dent contre lui ?
De nouveau, il est inquiet, mais pas tant que ça, estima Fandorine. Il ne saisit pas où je veux en venir, peut-être. Ou bien il est sûr d’avoir tous les atouts en main.
— Ils étaient beaucoup à avoir une dent contre Spiridonov. C’était un parfait salaud. Puisse-t-il brûler en enfer ! Pourquoi posez-vous ces questions, au fait ?
L’assaut final !
— Je pose ces questions simplement parce que le Pivert a supprimé Spirodonov à votre demande. Ou peut-être même sur votre ordre ? Qui travaille pour qui ? Le Pivert pour vous, ou vous pour lui ? Qui a eu l’idée du guet-apens au club motonautique ?
Petit rire satisfait.
Pourquoi cette soudaine gaieté ? Bizarre.
— Vous êtes amusant, monsieur Fandorine.
— Vraiment ? Et en quoi vous fais-je rire ?
— Vous me tournez le dos. Vous imaginez sans doute que je vais tenter de vous étrangler ou, plus dramatique, de vous flanquer à l’eau ? Mais je me suis intéressé, moi aussi, à votre biographie, tout comme vous vous êtes penché sur la mienne. Je sais que vous êtes maître dans l’art subtil de la boxe japonaise. Je ne vais pas me risquer à prendre des coups.
C’est raté. Il est trop malin, se dit Eraste Pétrovitch, qui rouvrit les yeux et se retourna.
Timofeï Timofeïevitch souriait de toutes ses dents. Les bras croisés sur la poitrine. D’après la science des gestes et des mimiques, c’était là une posture de défi.
Plus ça va, plus c’est intéressant, songea Fandorine.
— À en juger par votre ton, vous n’avez pas l’intention de n-nier.
— Avec un homme aussi perspicace que vous, ça n’aurait aucun sens. Quand ces idiots, au club motonautique, ont échoué dans la simple tâche qui leur était confiée, j’ai compris que nous aurions une explication, vous et moi. C’est avec plaisir que je parlerai à cśur ouvert. Pour une fois ! Autrement, on passe son temps à monologuer dans sa tête, entouré uniquement de crétins. On ne serait pas long à perdre l’esprit. Or, que serais-je sans esprit ? Un vulgaire gros lard affligé d’un foie malade et de brûlures d’estomac matinales.