Выбрать главу

— Vous avez beaucoup d’esprit, c’est exact, laissa tomber Fandorine en considérant son adversaire avec curiosité.

— Il en est ainsi depuis ma prime enfance, répondit Choubine en affectant de ne pas avoir noté l’ironie.

On dirait le jeu du chat et de la souris, pensa Eraste Pétrovitch. Où chacun serait persuadé que le chat, c’est lui. Ronronne, petit chat, ronronne.

— Oui, j’ai toujours été dégourdi. Mais c’est le pétrole qui m’a enseigné ce qu’est la vraie intelligence. Il m’a appris une simple vérité : qu’il ne faut pas avoir peur de la saleté ni de la puanteur. Les sucs de la terre sont noirs, gras, nauséabonds, mais celui sur lequel ils se déversent en fontaine, qu’ils souillent des pieds à la tête, celui-là est l’oint du Seigneur. Lorsqu’on m’a balancé ici depuis la Russie européenne, je me suis dit : C’est fini, c’est la fin de mes rêves. Je vais crever dans ce marais. Mais Bakou n’est pas un marais, c’est un eldorado. Le meilleur coin de tout l’Empire ! Primo, il se brasse ici des fortunes, comme nulle part ailleurs. Secundo, les traditions orientales sont bien pratiques pour un homme d’esprit possédant le pouvoir. Tertio, cette ménagerie abritant toutes les organisations révolutionnaires imaginables, toujours occupées à se chamailler entre elles, offre de brillantes perspectives de carrière…

Timofeï Timofeïevitch afficha un sourire épanoui et s’enquit :

— Quelle heure est-il ? Ma montre s’est arrêtée.

Il ment. Pourquoi ? se demanda Fandorine. Ah ! il ne veut pas sortir sa main de sous son aisselle. Il tient un pistolet. C’est pourquoi d’ailleurs il est si tranquille. Il sait qu’on ne m’aurait pas laissé entrer ici avec une arme, et personne, bien sûr, n’aurait l’audace de fouiller M. le lieutenant-colonel. Mais pourquoi n’a-t-il pas encore tiré ? Pourquoi bavarde-t-il autant ? Ça m’arrange bien, mais qu’attend-il ?

— Onze heures cinquante-six… Dites, pourquoi avez-vous besoin d’une g-grève générale ? Quand les puits seront arrêtés pour de bon, Saint-Pétersbourg lancera sa foudre. Il faudra trouver des lampistes.

— Evidemment il la lancera ! Il y aura du tonnerre ! Et des éclairs !

Timofeï Timofeïevitch avait accéléré le débit de son discours, comme s’il était pressé de déballer tout ce qu’il avait sur le cśur.

— Mais ce n’est pas moi qu’ils frapperont. Que suis-je ? Du menu fretin. Ils destitueront le gouverneur de la ville. Et qui pourra-t-on nommer au poste devenu vacant ? Uniquement votre serviteur. Un autre galonné finira par débarquer ici avec mission de remettre de l’ordre, mais il y a peu de chances qu’il s’y retrouve dans les affaires locales – on l’aura vite compris en haut lieu. Et moi alors, je serai là. J’aurai rendu compte, j’aurai signalé, j’aurai livré des rapports.

Le lieutenant-colonel éclata de rire, mais ses yeux restaient impassibles.

— Les Artachessov et autres gros bonnets imaginent que je suis à leur botte. Eh quoi ! qu’ils s’enrichissent. Je profiterai moi aussi de leurs largesses. Mais, à dire vrai, de combien d’argent un homme a-t-il besoin ?

La voix de Choubine laissait entendre des accents pénétrés.

Alerte maximale ! Il va tirer !

— J’ai suffisamment assuré mes vieux jours, mon très cher. Il est temps de penser à moins terre à terre. Je ne parle pas de l’âme, poursuivit le lieutenant-colonel avec une grimace. Non, l’âme, ça n’existe pas. Je parle de l’essor du rêve. S’il faut faire carrière, qu’elle soit impressionnante, formidable d’ambition. Celui qui a fomenté cette grève pourra aussi bien la faire cesser. J’ai depuis longtemps déjà préparé un rapport à l’intention de l’empereur, sur le moyen de rendre l’orageuse Transcaucasie calme et paisible. Mais il serait idiot de le lui remettre maintenant. Tu parles ! Un je ne sais quel Choubine-Paltichkine-Katsaveïkine. Ils expédieraient le tout aux oubliettes. Mais quand j’aurai sauvé la patrie, en revanche, quand j’aurai rendu son pétrole à l’Empire, alors ce sera une autre affaire. Il semble qu’une grande guerre s’annonce. Bon nombre de choses dépendront du pétrole, de l’essence, des lubrifiants. Qui garantira l’ordre dans le Caucase ? Bien sûr, je ne serai pas nommé gouverneur général. Mais on me confiera la partie policière, c’est tout à fait réaliste. Le vieux comte Vorontsov peut bien rester pour la frime. Le vrai maître du Caucase, ce sera moi !

Une musique entraînante retentit à l’intérieur du casino : on jouait L’Hymne à la joie.

— Minuit !

Choubine se pourlécha les lèvres comme un chat.

— Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout. C’est la première fois que je m’épanchais à haute voix. C’était agréable. Comment trouvez-vous mon rêve ?

— G-grandiose, reconnut Fandorine.

Dans un instant il va tirer, se dit-il. Pourquoi a-t-il traîné jusqu’à minuit ?

La main droite du lieutenant-colonel remua à peine. Mais les détonations éclatèrent dans un endroit inattendu : au milieu de la grande salle. Une véritable décharge de fusils, puissante comme un roulement de tonnerre. Comme si un régiment de soldats avait ouvert le feu.

Involontairement, Eraste Pétrovitch tourna la tête de ce côté-là. Et lorsque de nouveau il regarda Choubine, un revolver brillait d’un éclat mat dans la main de celui-ci – pas la droite, mais la gauche.

— Ils tirent une salve au champagne. La tradition ! cria à travers le vacarme Timofeï Timofeïevitch, s’étouffant presque de rire. Adieu !

Un autre claquement se fondit dans la canonnade de bouchons, qu’on ne pouvait entendre de l’intérieur.

Le lieutenant-colonel poussa un cri, saisit son poignet en sang et se plia en deux.

— Hourra-a-a !!! hurla-t-on dans le casino.

Minuit était passé, les bouteilles s’assagirent, les braillements s’apaisèrent, seul Choubine continuait de s’époumoner.

— Allons, pas tant de b-bruit ! Je vais vous faire une anesthésie.

Fandorine s’approcha et lui porta un bref coup, par en bas, à la racine du nez. L’autre s’effondra, lourdement, tel un taureau assommé.

— Eh, où es-tu ? lança Eraste Pétrovitch.

La balustrade émit un craquement. Surgissant des ténèbres, Gassym passa par-dessus en soufflant. Il rangea son revolver encore fumant.

— Vaï, vous avez parlé longtemps. Je suis tout gelé.

— Pourquoi es-tu mouillé ? Tu es venu à la nage ? Je t’avais pourtant dit de prendre une barque.

— J’ai le barque. Ici, en bas. J’ai grimpé le poteau pour monter. Je suis tombé. Un peu plus, j’ai noyé le bonnet. Écoute, ça fait froid rester assis mouillé au vent ! Pourquoi cette chienne de Choubine a pas tiré plus tôt ? Il est bavarde comme une femme !

Fandorine posa un garrot au poignet transpercé d’une balle, afin que le blessé ne perdît pas trop de sang.

— Maintenant il faut le descendre. B-bon Dieu, qu’il est lourd. Prends-le par l’autre côté.

Gassym écarta Eraste Pétrovitch.

— Eh ! J’ai été ambal, trois cents livres je portais en courant.

Il souleva l’énorme masse, la porta jusqu’au bord de la galerie et – Fandorine poussa un cri – la balança par-dessus le garde-corps.

— Qu’as-tu fait ?! Il nous le faut vivant !

— Il est gras, il coule pas. Il flotte dessus. Je le récupère et je le couche dans le barque. Je serai là-bas.

Gassym tendit la main en direction du quai.

Eraste Pétrovitch traversa la salle d’un pas rapide, inquiet pour son trophée de chasse. Les garçons étaient massés autour d’un homme qui se livrait à d’étranges gesticulations. L’homme éclata de rire et une fontaine de champagne jaillit au-dessus des têtes.