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— Je baptise tout le monde ! Venez vous rafraîchir !

« Youssouf-agha, voulez-vous du Dom Pérignon ? Youssouf Abdourrakhmanovitch, permettez-moi de nettoyer vos chaussures, elles sont tachées ! » braillaient les serveurs à qui mieux mieux.

Ayant récupéré ses armes au vestiaire, Fandorine passa devant la caisse.

— Ce n’est rien, Monsieur. Monsieur aura plus de chance la prochaine fois, fredonna l’employé avec douceur.

— Je n’en doute pas.

La barque se balançait paisiblement sous l’estacade. Des taches de lumière se reflétaient dans l’eau noire. Du casino parvenait une musique étouffée, tandis que le quai résonnait des voix des passants qui flânaient sur l’esplanade, goûtant la fraîcheur nocturne.

Eraste Pétrovitch était assis sur l’appontement, jambes pendantes. Il fumait un cigare avec délectation. Son humeur était excellente.

La deuxième partie de sa conversation avec Choubine prenait une tournure encore plus intéressante que la première.

Le lieutenant-colonel, trempé, se trouvait au fond de la barque, serré entre les jambes de Gassym.

Il ne cherchait plus à faire de l’esprit ni à se vanter. Il levait les yeux d’un air mélancolique, des yeux de chat mouillé. Il répondait aux questions sans hésiter. S’il arrivait malgré tout qu’il hésitât, Timofeï Timofeïevitch recevait sur son crâne nu un coup de crosse destiné à le revigorer.

— Question un. Khatchatour le Manchot travaillait-il pour vous ?

— Oui.

— C’est le colonel Pestroukhine qui vous a informé de mon arrivée ?

— Oui, c’est lui.

— Mais il ne collabore pas à vos… projets ?

— Non. Pourquoi lui en ferais-je part ?

— Pourquoi avez-vous décidé de me tuer ? À cause de Spiridonov ?

Un silence. Un bruit mat. Un cri bref.

— Oui, j’avais peur que vous ne trouviez le Pivert, dit rapidement Choubine. Et qu’il raconte que Spiridonov avait été assassiné à ma demande.

Eraste Pétrovitch hocha la tête, satisfait. Son hypothèse se trouvait vérifiée.

— Ce n’est pas encore là ce qu’on peut appeler des questions. Comme vous le voyez, je connaissais déjà les réponses. Mais en voici maintenant une vraie : où se cache le Pivert ?

Le lieutenant-colonel resta muet. Il reçut un coup sur la tête, gémit, mais ne se pressa pas de répondre pour autant.

— N’essayez pas de m-marchander, prévint Fandorine, qui avait deviné la raison de ce silence. Aucune condition. Ou bien vous nous mettez sur la piste du Pivert, ou bien…

Il n’acheva pas. Que Choubine réfléchisse un peu tout seul, qu’il montre la force de son imagination.

Concernant celle-ci, tout semblait fonctionner à merveille chez Timofeï Timofeïevitch.

— Je sais où est le Pivert. On pourrait le capturer là, tout de suite.

— Et où est-il donc ?

— Dans la Ville Noire. Mais sans moi vous ne trouverez pas. Je vous montrerai.

Il a capitulé trop vite, estima Fandorine. Il a une idée derrière la tête. Soit c’est un piège, soit il repousse le marchandage à plus tard. Peu importe, pourvu qu’il montre l’endroit.

— N’allez pas croire que c’est une ruse de ma part, dit Choubine, comme s’il l’avait entendu. Vous n’aurez plus de problème avec moi. J’ai parfaitement saisi à qui j’avais affaire. Tout sera comme vous le souhaitez. Je vais vous mener au Pivert, vous le prendrez, et ensuite nous bavarderons, vous et moi, et peut-être tomberons-nous d’accord.

Il va essayer de m’acheter, pensa Fandorine. Les gens de cette espèce croient dur comme fer qu’il n’y a pas d’incorruptible sur terre, mais seulement des hommes qu’on mésestime.

Eraste Pétrovitch ne répondit pas cependant de manière très péremptoire, afin de ne pas priver d’espoir son informateur :

— Ne comptez pas trop là-dessus.

Ils se mirent en route à bord de la Russo-Balt : Eraste Pétrovitch au volant, le propriétaire de la voiture à côté de lui, Gassym à l’arrière, qui de temps à autre grattouillait le dos du lieutenant-colonel du bout de son superbe poignard. Choubine, cela dit, se tenait sage comme une image. Il expliquait clairement l’itinéraire à suivre, jetait des coups d’śil obséquieux. Quelque chose clochait là-dedans. D’expérience, Fandorine savait que les individus de ce genre ne capitulaient jamais sans condition.

Bon, nous verrons…, se dit-il.

Dans la Ville noire, dans une ruelle écartée bordée de baraquements, l’automobile fendit une foule d’ouvriers en état d’ébriété. L’un donna un coup de pied dans un pneu, puis ils lancèrent un bâton au véhicule qui s’éloignait sous les sifflets.

— Des grévistes, précisa Choubine en regardant derrière lui. Ils ont de quoi se payer à boire. Les camarades révolutionnaires pourvoient à la solidarité prolétarienne. Il sera bien difficile de ramener cette canaille sur les chantiers de forage et dans les ateliers.

Voilà ce qu’il espère, comprit Fandorine. La remise de ses péchés en échange de la reprise du travail. Eh bien, qu’il essaie de négocier ça avec Saint-Pétersbourg. On ne lui pardonnera pas l’assassinat du chef de la police du palais. Même s’il n’y a pas de preuves. À moins que le Pivert ne donne son témoignage. À en juger par ce qu’on sait de lui, c’est peu vraisemblable.

— Vous êtes absolument sûr qu’il est seul là-bas ? demanda une nouvelle fois Fandorine.

— Oui. Il ne fait confiance à personne.

— Comment savez-vous où il se c-cache ?

La main crispée sur son poignet blessé, le lieutenant-colonel répondit en grimaçant :

— Je sais tout ce qui se passe dans la ville… À gauche maintenant. Non, mieux vaudrait s’arrêter ici. S’il entend le bruit d’un moteur, il se tiendra sur ses gardes. La nuit, une automobile légère n’a rien à faire en ces lieux.

Le conseil était pertinent. Eraste Pétrovitch coupa le contact.

— Gassym, prends-le par le bras. Tiens-le solidement.

Passé le tournant s’étendait une rue d’une propreté étonnante, bordée de maisonnettes toutes identiques et bien entretenues. Pas un bruit, pas une lumière.

— La société Branobel a construit ce quartier modèle pour ses ouvriers qualifiés. Au début de la grève, ces derniers ont tous été virés avec pertes et fracas, c’est pourquoi le Pivert se cache ici. Là-bas, tenez, tout au bout de la rue.

En effet, en y regardant mieux, on distinguait au loin une fenêtre faiblement éclairée.

Fandorine décida de donner à tout hasard un dernier avertissement à son prisonnier :

— Je ne vous cache pas que je ne serais pas mécontent de vous tuer. J’en ai même grande envie. À la moindre p-provocation de votre part, au moindre geste suspect…

— Ne perdez pas votre temps, répondit Choubine avec une grimace. Je ne vais pas risquer ma vie pour un volatile. Qu’il aille au diable ! Certes, ce serait bien qu’il oppose de la résistance et que vous soyez contraint de l’abattre…

Le gendarme soupira d’un air songeur.

— Ce ne serait pas mal du tout… Mais ne vous inquiétez pas, je ne me mêlerai de rien. Terminez-en au plus vite, et fonçons à l’hôpital. Mon poignet me fait horriblement souffrir.

Si le calme régnait dans la rue déserte, il en allait autrement dans ses environs. Des voix criardes braillaient une chanson discordante. En un autre endroit, on poussait des hurlements furieux au milieu d’un grand vacarme : une bagarre sans doute. De temps à autre, ici et là, éclataient des coups de feu.