— La Ville Noire, un lieu paradisiaque, dit Choubine en secouant la tête. Je n’étais encore jamais venu ici la nuit. Et j’espère bien que ça ne m’arrivera plus.
Laissant le prisonnier aux bons soins du gotchi, Eraste Pétrovitch se glissa sans bruit jusqu’à la fenêtre.
La fente des rideaux laissait entrevoir une pièce modestement meublée.
Un homme était étendu sur un lit, les mains croisées derrière la tête, occupé à fumer une cigarette. Son visage était noyé dans l’ombre. Sur la table de nuit, une lampe était allumée, recouverte d’un tissu.
Allons, qu’y a-t-il donc là, sous le journal ? D’accord… Et dans le coin, qu’est-ce que cette caisse au couvercle ouvert ?
— Un Nagant est posé sur la table de nuit, rien de grave, rapporta Fandorine un instant après. Mais contre le mur se trouve une caisse de g-grenades. C’est plus embêtant. Ta tâche, Gassym, sera d’empêcher que le Pivert puisse atteindre la caisse. Je vais essayer de le neutraliser sur le lit, mais si j’échoue, il pourrait tirer sur les grenades. Je n’en ai pas du tout envie.
— Sur grenades, il faut pas. Je me mettrai devant, il touchera moi, promit Gassym. Une balle c’est rien. Les grenades – aman.
Eraste Pétrovitch se tourna vers Choubine.
— Je ne vais pas vous laisser seul ici. Vous entrerez immédiatement après nous. Et vous vous figerez sur place. Si vous faites mine de tarder, ou si vous essayez de vous éclipser… Gassym !
— Je descends cette chienne, lâcha le gotchi, laconique.
Choubine soupira et s’abstint de répondre.
— Gassym, à trois, tu enfonces la porte, et tu files vers la caisse, murmura Fandorine. N’oublie pas : le Pivert est à moi.
— Toujours il prend meilleur pour lui. Bon, d’accord, dis « trois ».
— Un, deux, TROIS !
Un coup puissant.
La porte s’abattit vers l’intérieur.
Contournant Gassym, Eraste Pétrovitch se rua vers le lit.
Choubine, obéissant, fit irruption derrière lui puis s’immobilisa.
L’homme allongé eut un soubresaut, mais Fandorine eut le temps de balayer le Nagant par terre en même temps que le journal.
Le visage maigre, altéré par la fureur, était tout près. Les dents découvertes par un rictus, les yeux brûlant de rage. Aucune ressemblance avec la vieille photographie du dossier, sauf peut-être les cheveux du même châtain clair. Oui, la vie avait bien changé l’ancien étudiant avide de liberté.
Le Pivert eut une réaction peu orthodoxe. Il ne se pencha pas pour saisir l’arme à terre, il ne chercha pas à frapper son assaillant. Il renversa la table de nuit sur Fandorine. Puis il se précipita vers le mur, repoussa au passage Gassym, toujours balourd, sortit une grenade de la caisse et empoigna la goupille.
— Gassym ! cria Eraste Pétrovitch, comprenant qu’il n’aurait pas le temps d’intervenir.
Le poignard lança un éclair – une fois, deux fois.
Il y eut un cri rauque. Une main tomba sur le sol, puis une autre. Deux jets de sang jaillirent. La grenade roula par terre, sans avoir été dégoupillée.
Pourtant habitué à tout, Fandorine en resta interdit. Gassym était gauche dans ses mouvements et, s’il était bon tireur, n’était guère rapide. Mais il maniait le poignard à rendre jaloux un maître de kenjutsu.
L’homme sans mains, serrant ses moignons contre sa poitrine et poussant un râle continu, courut jusqu’à l’angle opposé de la pièce. Sans doute la douleur et l’horreur étaient-elles telles qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.
Non, il savait !
Dans l’angle en question, presque invisible dans la pénombre, se découpait une porte. Le Pivert l’ouvrit d’un coup d’épaule et disparut.
Il se produisit alors un autre contretemps – cette nuit-là, décidément, tout tournait de travers.
— Ce n’est pas ce qui était convenu ! lança Choubine, jusqu’alors docile.
Il se pencha, ramassa de sa main valide le Nagant qui, fort malheureusement, avait atterri à ses pieds, et tira à deux reprises : sur Fandorine et sur Gassym.
Une « sensation épidermique » salvatrice poussa Eraste Pétrovitch à se pencher à l’instant même où le coup de feu éclatait. La balle siffla à son oreille. Mais le gotchi, qui se tenait de profil par rapport au tireur, émit une plainte, chancela et porta une main à son ventre.
N’ayant plus le choix, Fandorine sortit son Webley sans cesser de « faire tourner le manège », autrement dit d’effectuer des déplacements brusques autant que désordonnés, empêchant l’adversaire d’ajuster son tir.
Cependant Choubine renonça à tenter le sort. Avec une adresse stupéfiante pour une masse corporelle si considérable, il prit son élan et plongea dans la fenêtre, emportant cadre et vitres.
— Gassym, où t’a-t-il touché, au ventre ?
Le gotchi examinait sa main couverte de sang.
— Elle a traversé le graisse, comme une broche. Elle a fait le trou dans mur. Eh, où cette chienne de Choubine ? Je veux la tuer !
La figure du gotchi était noire de colère.
Blessure tangentielle, conclut Fandorine. Rien de grave.
— Toi, rattrape ton Pivert. Moi je veux cette chienne de Choubine !
Écartant brutalement Eraste Pétrovitch, Gassym traversa la pièce au galop.
— Tâche de l’avoir vivant ! lui cria Fandorine en même temps qu’il s’élançait, lui aussi, à toutes jambes vers la porte par où le Pivert s’était éclipsé quatre minutes plus tôt.
Un couloir plongé dans l’obscurité.
À droite ?
Non, c’était une cuisine.
À gauche ?
Oui, par là.
Une courette. Un portillon.
Au-delà, une autre rue, exactement identique.
Mais la lune passa derrière un gros nuage, la lumière pâlit.
Poussant un juron, Eraste Pétrovitch ferma les yeux et entreprit de se masser les globes oculaires. Il avait un urgent besoin de la vision nocturne. Un homme affligé de telles blessures ne pourrait courir très loin, mais il fallait le retrouver au plus vite et lui poser des garrots avant qu’il ne se vide de son sang. Les cadavres ne répondent pas aux questions.
La rue voisine était le théâtre d’un échange de tirs : le Nagant, le Smith & Wesson de Gassym, de nouveau le Nagant, de nouveau le Smith & Wesson. Les coups de feu peu à peu s’éloignaient.
Enfin, les trente secondes nécessaires pour l’adaptation furent écoulées. Fandorine rouvrit les yeux et poussa un autre juron. Pendant qu’il perdait du temps, la lune avait reparu. Des taches de sang se dessinaient nettement par terre. Il se mit à courir, les yeux rivés au sol.
À une centaine de mètres, les traces s’évanouissaient. Fandorine ne l’avait pas tout de suite remarqué : la terre en cet endroit était totalement noire, imbibée de pétrole et de mazout. Force lui fut de revenir sur ses pas en s’éclairant de sa lampe de poche.
Il découvrit que la piste obliquait vers un espace libre entre deux palissades.
Là, près d’un baquet renversé et percé de trous, l’homme gisait, face contre terre, bras en croix. Il était sans connaissance. Eraste Pétrovitch lui prit le pouls à la carotide, et comprit qu’il n’y avait plus d’espoir : le cśur allait s’arrêter de battre d’un instant à l’autre.
Il essaya malgré tout : il posa un garrot aux deux moignons, pressa un point à la base du nez, puis porta un coup précis au sternum pour forcer le cśur à repartir. En vain. La respiration s’était arrêtée.
— Yurumbach ! Eh, Yurumbach ! hurlait une voix puissante quelque part dans le voisinage.
— Je suis ici !
Essuyant ses mains à un mouchoir, Fandorine se redressa.
— Tu as rattrapé Choubine ?