— Non, cette chienne courait trop vite.
— Tu l’as laissé s’échapper ?!
— Pourquoi laissé ? La balle l’a rattrapé. Je le voulais vivant, parole.
Gassym se reprit :
— Non, je vais pas mentir. Je le voulais pas vivant. Mais j’ai fait beaucoup l’effort. Ç’a pas marché.
— Et moi, je n’ai pas fait mieux, dit Eraste Pétrovitch d’un ton morose en éclairant le sol avec sa lampe. Admire le r-résultat. Bon… Je vais rapprocher la voiture, nous chargerons les cadavres. Sans oublier les mains.
— Les mains pour quoi faire ? demanda Gassym, surpris.
— Pour la dactyloscopie, je comparerai les empreintes.
Mais il se rappela aussitôt qu’il n’avait pas d’éléments de comparaison : car le dossier Ulysse-Pivert ne contenait pas d’empreintes digitales. Au moment de son unique arrestation par la police, bien des années plus tôt, le département de dactyloscopie n’existait pas encore.
Comme toujours après une victoire sur un ennemi particulièrement difficile, Fandorine se sentait épuisé et dévasté.
Il alluma un cigare.
C’était tout, la chasse à Ulysse était terminée.
Conversation avec le diable
L’homme que Fandorine, à son grand dam, tenait pour mort, ne se trouvait pas très loin à ce moment du village ouvrier de la société Branobel.
Il feuilletait un livre de comptes, tout entier rempli de chiffres.
Sur une page, au-dessus d’une pompeuse vignette calligraphiée à l’ancienne, était imprimé « 2 (15) juillet, mercredi ». Suivait un tableau de comptabilité ordinaire composé de trois colonnes. Dans celle de gauche, où l’on inscrit d’habitude un nom d’opération financière, d’article de marchandise ou autre élément de cette sorte, figurait une longue énumération de compagnies pétrolières, brièvement désignées par le nom de leur propriétaire ou de leur directeur. Dans celle du milieu, réservée normalement aux débits, s’alignaient des chiffres correspondant au nombre d’employés de chaque société. Celle de droite, celle des crédits, affichait également des chiffres : le nombre de grévistes. Si les données des deux dernières colonnes coïncidaient peu ou prou, l’homme marquait un plus ; là où la différence était significative, il traçait un moins. En quelques endroits, à droite, s’arrondissait un zéro accompagné d’un point d’exclamation en gras.
Voici à quoi la chose ressemblait :
…
…
…
Branobel
10 450
9 200 +
Rothschild
7 650
4 300 –
Mantachev
3 100
3 100 +
Taguiev
2 550
2 550 +
Artachessov
4 100
4 100 +
Assadoulaïev
2 800
2 800 +
Validbekova
990
0 !
Poutilov
3 730
2 200 –
…
…
…
Quand il eut fini d’établir le bilan de la journée, le comptable consulta sa montre. Deux jours auparavant, il avait obtenu par protection un emploi qu’il n’eût échangé pour rien au monde. Aujourd’hui, il devait pour la première fois prendre son service dans l’équipe de nuit, mais il lui restait encore du temps.
L’homme plissa les paupières, pensif, en regardant dans l’angle de la chambre exiguë. Un imperméable était pendu au portemanteau. Un courant d’air imprima au vêtement un mouvement. On eût dit qu’il haussait les épaules.
— Comment vont nos petites affaires ? demanda le diable. Ça boume ?
— Ça touche à sa fin, répondit l’homme en remuant les lèvres sans qu’il en sortît un son.
Il pouffa.
— Et toi qui avais des doutes !
— Je suis admiratif et je tirerais même mon chapeau s’il n’était pas accroché à une autre patère. Alors quoi, vieux frère, c’est pour bientôt, maintenant ?
— Il reste à s’entendre avec les S-R au sujet de la flottille, et avec les Géorgiens pour ce qui concerne la voie ferrée. Peu importera alors que tous les puits soient arrêtés ou non.
— Tu as donc tout prévu, tout est sous ton contrôle ? s’enquit le diable d’un ton plein de déférence, où perçait cependant une note d’ironie. Et le clou du spectacle, est-il bien au point ? Prends garde que la bête ne s’échappe.
— Elle ne s’échappera pas. J’ai suffisamment de temps.
— N’en as-tu pas trop suffisamment ? demanda l’autre, posant là une question assez peu correcte sur le plan grammatical, mais où est-il dit que les démons sont tenus de parler russe à la perfection ?
— Saloperie…
L’homme s’ébouriffa les cheveux, commença de froncer les sourcils, de tambouriner sur la table. Et tout à coup agonit d’injures le démon qui n’en pouvait mais :
— Puisses-tu disparaître ! Mais c’est pourtant vrai ! Il pourrait aussi bien mettre les bouts. Qu’en a-t-il à faire maintenant ? Ah, sacré bouc cornu ! Je n’avais pas prévu ça !
— Et voilà, c’est encore moi le coupable…, fit la voix dans le coin.
L’homme se contenta d’agiter la main pour la faire taire. Il réfléchissait fiévreusement.
Le diable, cela dit, n’était guère rancunier.
— Il faut trouver un divertissement, murmura-t-il, quelque chose de joli, d’original, mais qui marche à cent pour cent.
— Tu as raison.
L’homme sourit, et même s’esclaffa (toujours silencieusement). Puis il ajouta, en rimant :
— Ils ne connaîtront point l’ennui, quand notre plan aurons ourdi…
Fandorine est retenu
Outre le diable et son interlocuteur discourtois, et sans parler même d’Eraste Pétrovitch, une autre personne se livrait au même instant à des réflexions inspirées de la thématique de la chasse.
Saadat était assise, toute renfrognée, sur les moelleux coussins de cuir de sa voiture, sa colère grandissant de minute en minute. L’embûche tendue à la bête s’éternisait. Il n’était pas question pourtant de rentrer les mains vides.
Au début, la fraîcheur de la nuit lui avait semblé plaisante. Puis Saadat, dans sa tenue de fantaisie, avait commencé d’avoir froid. Par bonheur, le prévoyant Zafar avait sorti un plaid de sous son siège, dont elle s’était emmitouflée.
Elle avait été choquée et mortifiée d’apprendre que Fandorine, comblé de ses faveurs, avait contre toute attente refusé de venir chercher sa récompense. Toutefois, sa stupéfaction était plus grande encore que son sentiment d’offense.
Quel était ce prodige ?
Le Moscovite ne comptait pas parmi les froussards, on avait pu le vérifier. Il n’était pas indifférent au charme féminin : quand ils avaient dîné ensemble, il l’avait détaillée entièrement, de la tête aux souliers, d’un regard sans insolence mais également sans équivoque. Il s’était séparé de sa femme et, à en juger par les informations récoltées, ne la regrettait aucunement, tout au contraire. Alors de quoi s’agissait-il ?
Zafar lui avait rapporté elle ne savait plus quelles sornettes à propos d’une absence d’attraction réciproque. Mais Saadat Validbekova avait été bonne élève au lycée, et tout particulièrement en sciences physiques. Les corps célestes ne s’attirent pas l’un l’autre avec une force égale. C’est le Soleil qui attire la Terre à lui, et la Terre qui attire la Lune. Il y a toujours l’un qui attire et l’autre qui regimbe ; l’un qui est le chasseur, et l’autre le gibier.
Les femmes occidentales aiment être le gibier. Elles déploient leurs plumes et craquettent, mais ne passent presque jamais à l’attaque elles-mêmes. Et si elles donnent la chasse aux hommes, c’est à la manière des fleurs carnivores poussant sous les tropiques : elles ouvrent leurs pétales, distillent un parfum alléchant et, dès que l’abeille ou le papillon s’est posé – miam !