En Orient, les choses sont différentes. Personne n’avait jamais fait la cour à Saadat, personne n’avait jamais cherché à éveiller chez elle un sentiment réciproque. Dans sa prime jeunesse, on avait toujours monté la garde autour d’elle avec vigilance. Du vivant de son époux, aucun étranger n’eût pu lui adresser le moindre signe d’attention. Et depuis qu’elle était veuve, elle observait une conduite si sévère qu’il ne fût venu à l’esprit d’aucun homme d’assiéger cette forteresse imprenable.
Au chaytan leurs assiduités ! Elle se plaisait à chasser elle-même, à choisir le gibier selon son goût. Quatre-vingt-sept trophées étaient accrochés aux murs de sa salle de vénerie imaginaire, avec en bonne place, tel un cerf douze cors, le numéro 29 (mmm !). Et là, patatras ! La bête numéro 88 refusait d’entrer dans l’enclos ! Il devait y avoir quelque raison à cela.
La veille, le réceptionniste de l’hôtel National lui avait aimablement donné lecture de deux télégrammes adressés à Fandorine, mais dont celui-ci n’avait pas encore pris connaissance (une amabilité qui avait coûté un bon prix : vingt-cinq roubles). Saadat s’était trouvée très alarmée.
Les deux télégrammes provenaient de Saint-Pétersbourg.
Rentre au plus vite. Emma. Et : Télégraphie urgence jour de départ. J’attends. Emma.
La voilà, la raison. Elle avait pour nom Emma.
Quelle sorte de rivale était-ce là, qui avait éclipsé même la célèbre Claire Delune ? À coup sûr, une Allemande. Cheveux d’or, formes opulentes, peau de lait, fossettes aux joues… Saadat était à la torture en imaginant son parfait contraire.
Cependant, une concurrence sérieuse ne fait qu’aiguillonner le véritable entrepreneur. Cette Emma possédait un grave défaut. Elle se languissait loin au nord, alors que Saadat était là, tout à côté.
Le réceptionniste avait déclaré aussi que le client recevait constamment des appels du consulat autrichien. Et qu’à toute heure des inconnus entraient prendre des renseignements sur lui. M. Fandorine, cependant, était passé juste une minute au cours de la journée, et depuis n’avait pas reparu.
La situation, dans l’ensemble, était devenue plus claire. L’homme avait une montagne d’affaires à régler, plus une Emma qui s’ennuyait, en proie à son amour allemand. Evidemment, Fandorine n’avait que faire d’une Saadat Validbekova et de sa reconnaissance.
Mais qu’un homme dont vous avez besoin n’ait pas besoin de vous, voilà ce qu’il est impossible d’accepter.
Comment eût agi un djiguit amoureux d’une pucelle un peu bégueule ? Il l’eût jetée en travers de sa selle et emmenée dans la montagne.
C’est bien ainsi que Saadat avait résolu de procéder. Et c’est pourquoi elle affrontait le froid depuis des heures près de l’hôtel National devenu odieux à ses yeux. La nuit allait bientôt finir, et Fandorine n’était toujours pas là ! Où les djinns l’avaient-ils emporté ?
Artachessov lui avait rendu la veille la Delaunay-Belleville volée, mais Saadat n’avait pu monter dedans. Son souvenir des cris de Tural était horrible ; en outre c’était dans cette automobile que le pauvre Franz avait été tué. Tant qu’elle n’aurait pas une nouvelle voiture, elle utiliserait l’attelage.
Les deux hongres turcomans (la paire avait coûté quinze mille roubles, plus cher que n’importe quelle Delaunay) sommeillaient debout, frémissant de temps à autre de leurs élégantes oreilles. Sur le siège, à l’avant, Zafar reniflait, haut-de-forme rabattu sur le visage – il était en costume de cocher.
Soudain l’eunuque releva la tête. Quelques secondes plus tard, Saadat entendit un martèlement de talons sur la chaussée.
Quelqu’un s’approchait sans hâte, venant de la Vieille Ville. Saadat reconnut la démarche et s’affaissa le plus possible, de manière à disparaître derrière le tablier en cuir de la calèche.
— Djib-djib-djib, murmura-t-elle, ce qui signifiait « Petit-petit-petit ».
Quand le noceur attardé parvint à hauteur de la voiture, Saadat déclara sans élever la voix :
— Comment avez-vous pu ?
L’autre se figea. Puis se retourna.
— Comment avez-vous pu m’humilier ainsi ?
Sa voix se mit à trembler.
— Vous avez osé imaginer que ma reconnaissance signifiait… ce que vous avez pensé ?
Il ôta son panama. Le recoiffa aussitôt. Fut pris d’une quinte de toux.
Il perdait contenance, c’était parfait. Saadat éclata de rire intérieurement, mais de belles et grosses larmes perlèrent docilement à ses paupières. Ses yeux se mirent à scintiller comme ceux d’une sirène. C’est fini, se dit-elle, te voilà pris, petit oiseau, halte ! Tu ne t’échapperas pas du filet. Je ne me séparerai de toi pour rien au monde.
— Veuillez me pardonner…, bêla la proie. Mais qu’aurais-je dû p-penser ?
— Vous avez l’habitude, apparemment, d’avoir affaire à des dévergondées, aux créatures dépravées et lascives de l’Occident ! Mon Dieu, quel outrage !
Saadat couvrit son visage de ses mains pour mieux exhiber ses poignets d’une finesse exquise et ses bras nus.
— Vous aurais-je, par ma conduite, ou même par un seul regard, fourni motif de me juger mal ?
Fandorine parut cette fois-ci totalement désemparé.
— Non ! Bien sûr que non… Mais le m-message… Quand en Europe une femme écrit une p-pareille lettre… Pardonnez-moi, au nom de Dieu ! Que faire pour que vous me p-pardonniez ?
— Montez ! répondit-elle en désignant le siège à côté d’elle d’un geste majestueux.
Il s’exécuta, comme un gentil garçon. Eût-il osé regimber après avoir infligé à cette fière Orientale une si terrible offense ?
Zafar, sans en attendre l’ordre, secoua les rênes. Les hongres bien dressés se réveillèrent, et la voiture s’ébranla sans un heurt.
Jeté en travers de la selle et emporté dans une direction inconnue, l’apollon n’avait pas pipé mot.
Le trajet n’était pas long jusqu’au nid d’amour. Fandorine s’évertua à se justifier, posa mille questions, mais Saadat lui opposa un silence hiératique, regardant droit devant elle. Qu’il admire son profil et respire le parfum de l’ambre du Khorassan, dont même les vieillards impuissants se trouvent excités.
Docile, tel un mouton promis au sacrifice, ne cherchant plus à en savoir davantage, la victime du rapt la suivit dans la maison.
Dans la chambre à coucher, Zafar avait déjà accompli tous les préparatifs d’usage. Harmonieuse conjugaison de pénombre et de lumières subtilement disposées, lourd parfum de rose, rideaux étroitement tirés aux fenêtres (pour le moment nous n’avons pas besoin du lever de soleil).
Saadat s’arrêta devant l’alcôve dissimulant le lit. Les bras inflexiblement croisés sur la poitrine, les sourcils froncés d’un air sévère. Le plaid jeté sur ses épaules pendant toujours jusqu’au sol.
Fandorine se figea devant elle, malheureux et coupable.
— Je répète ma question, dit Saadat d’une voix claire et sonore. Nous considérez-vous, nous, femmes d’Orient, comme des dépravées aussi lascives que vos Européennes ?
— Non, pas du tout !
— Et vous faites bien, prononça-t-elle d’un ton implacable. Les femmes d’Europe ne nous arrivent pas à la cheville.
Le plaid tomba sur le tapis, révélant une cape de soie infiniment légère et chatoyante. Saadat tira un cordon – la cape glissa à son tour. À la lueur des deux lampes filtrant par en bas, sa silhouette se dessinait de la manière la plus avantageuse (elle l’avait vérifié), et son corps semblait comme sculpté dans l’albâtre.