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Simultanément, Zafar, dans la pièce voisine, actionna un levier. Derrière Saadat, un rideau s’écarta lentement. Le lit apparut, tout jonché de pétales de roses.

La proie chancela, transpercée d’une flèche. Et vint toute seule dans ses bras.

Au cours des premiers instants, Saadat, comme à son habitude, chercha à déterminer s’il y avait loin du nouveau numéro à l’inoubliable 29 (mmm !).

La distance diminua rapidement, puis s’effaça tout à fait. Entre deux étreintes passionnées, Saadat, haletante, se dit : Pas de doute, le 88 ne vaut pas moins. Difficile de comparer, car tout est complètement différent, mais non, en aucun cas il ne vaut moins.

Puis tout recommença, et cette fois-ci elle renonça à se souvenir, à comparer, à penser. La faculté de raisonner, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, l’avait désertée, fut longue à lui revenir.

Le numéro 88 à ce moment s’était déjà assoupi. Saadat, au contraire, avait le sentiment de s’être réveillée. Elle caressait le haut du crâne de son amant (sa tête était posée sur sa poitrine), dont la brosse lui chatouillait les doigts, et cherchait à se convaincre qu’il n’était peut-être pas obligatoire, dans le cas présent, d’observer la loi d’airain du seul et unique rendez-vous. Après tout, depuis le début, rien ici ne s’était fait dans les règles.

Il ne lui fallut pas longtemps pour se persuader.

Zafar veillait à son poste : il jetait de temps à autre un coup d’śil, tendait l’oreille. Sur un signe de sa maîtresse (son doigt décrivit une spirale montante), il ouvrit les rideaux masquant les fenêtres, et la lumière rose de l’aube ruissela dans la chambre.

— Ma…, gémit le dormeur en s’agitant.

N’était-ce pas « Emma » ?

La bienheureuse béatitude se dissipa. Saadat tira sur le nez de son amant d’un geste autoritaire.

Les yeux s’ouvrirent, bleus. Fandorine était mieux sans cheveux. Il avait rajeuni et ressemblait au prince Gochtasp du Chah-namè – dans son enfance, Saadat avait possédé ce livre illustré de splendides miniatures. Quel âge pouvait-il avoir tout de même ? Quarante, quarante-cinq ans ? Je ne sais strictement rien de lui, songea Saadat, et elle fut terriblement étonnée. Non de ne rien savoir de son amant numéro 88, mais de désirer tout savoir de lui.

— Combien as-tu eu de femmes ? lui demanda-t-elle. Beaucoup, c’est évident. Mais combien ?

— Dans q-quel sens ?

Ses yeux bleus clignotèrent.

— Je n’ai jamais compté.

— Il y en a eu tellement que tu en as perdu le compte ?

Fandorine se redressa et plissa les paupières, ébloui par les vifs rayons de lumière obliques. Il se passa une main sur le visage.

— Tous les hommes tiennent le compte de leurs victoires. C’est bien connu, insista Saadat. Alors n’essaie pas de me tromper. Combien ?

— Je ne tiens pas de c-comptabilité. Seules ont d’importance les femmes qui laissent un trou dans le cśur. Celles-là sont peu nombreuses.

On brûle, pensa Saadat. Maintenant, mon chéri, je vais te forcer à te déboutonner.

— Bien. Comment s’appelaient celles qui ont laissé un trou dans ton cśur ? Tu peux ne pas les énumérer toutes. Nomme juste la dernière.

— P-pourquoi ?

Il se rembrunit.

— Je vais deviner toute seule. Nous, les Orientales, possédons le don de voyance.

Elle leva les yeux au plafond, ferma les paupières à demi.

— J’entends la lettre « E »… Ce nom débute par « E ».

Il haussa les épaules – il n’était pas impressionné.

— Eh bien, oui, mon ex-ép-pouse s’appelait autrefois non pas Claire, mais Elisa. Tout le monde sait cela.

— Non, pas « Elisa », un autre prénom.

Quelques passes magiques dans l’air.

— Emma ! Cette femme s’appelle Emma !

Saadat l’observa attentivement, le dévorant des yeux.

Ah ! Son visage avait changé. Une ombre l’avait parcouru. Une ombre non pas coupable, mais plutôt soucieuse. On ne faisait pas cette tête-là au souvenir d’un être qu’on aimait de tout son cśur.

Éclatant de rire, Saadat se renversa sur les oreillers.

— J’ai sommeil, dit-elle. Ô Allah, que je suis fatiguée !

Emma ! s’exclama intérieurement Fandorine. Voilà qui aurait dû prendre contact avec moi après mon télégramme. Bizarre que la chose ne se soit pas produite.

Dans la correspondance secrète, ce doux prénom de femme servait de code pour désigner Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, le directeur du Département de la police. La dépêche urgente expédiée par Fandorine avait forcément atterri en premier lieu sur son bureau et, avant de lui donner suite, M. le directeur eût dû chercher à tirer au clair ce qui était arrivé. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, cela ne s’était pas fait.

Ensorcelé par une femme étonnante (il n’en avait jamais encore rencontré de pareille et n’avait même jamais soupçonné qu’il en pût exister), Eraste Pétrovitch avait oublié pendant plusieurs heures et les mains coupées et la menace pesant sur l’État, que la mort d’Ulysse n’avait en rien dissipée. La grève continuait, et quelqu’un d’autre, forcément, prendrait la place de l’organisateur disparu.

Le nom Emma venait de le rappeler à la réalité. Visiblement, il lui faudrait encore une fois joindre Saint-Pétersbourg. Et le plus tôt serait le mieux.

— Je suis un imb-bécile d’avoir refusé tantôt un tel témoignage de reconnaissance, dit Fandorine en baisant la main de la dame. Je regrette beaucoup que nous soyons quittes à présent et qu’il me soit interdit de compter sur une suite…

La phrase pouvait être entendue comme une affirmation ou comme une question. L’intonation employée permettait les deux interprétations – au choix de Mme Validbekova.

— Non, maintenant tu as une dette envers moi, une dette énooorme, répondit-elle d’une voix traînante en offrant à baiser son poignet, son bras, son épaule. Jamais, à aucun homme, je n’ai donné autant.

Saadat s’étira, repue, telle une lionne venant de dévorer un buffle ou même une girafe entière.

— Mais je vois que tes affaires t’attendent. Va, je vais dormir un peu. Et ce soir, reviens me voir. Nous discuterons de la manière dont tu pourrais me rembourser.

Les intérêts de l’État sont importants, mais pas tant que le devoir d’amitié. Aussi, avant toute chose, Eraste Pétrovitch passa à l’hôpital pour raconter à Massa comment la chasse s’était terminée.

— Le sang a lavé l’offense, votre honneur est sauf, résuma le Japonais d’un ton solennel. Je puis mourir en paix.

Cependant, il semblait aller mieux ce jour-là. Le médecin déclara que, sauf aggravation soudaine de son état, on pourrait dans moins d’une semaine le transporter à Moscou – la chaleur de Bakou n’étant guère propice à la cicatrisation des blessures pulmonaires.

Fandorine n’était pas fâché de devoir rester encore. Premièrement, il ne pouvait partir tant que la menace pesant sur la sécurité de l’État n’était pas écartée. Et secondement…

Hum. Mieux vaut reporter ces réflexions à ce soir, se dit-il, autrement il me sera impossible de me concentrer sur l’affaire.

En chemin vers l’hôtel, bercé par les ressorts du fiacre, Eraste Pétrovitch passa en revue les gros titres des journaux.

Au cours des dernières vingt-quatre heures, huit mille personnes de plus avaient rejoint la grève. La production de pétrole du mois de juin n’atteignait pas le quart de celle de mai.

La crise des Balkans prenait une tournure inquiétante. On annonçait de source autorisée que Vienne se préparait à adresser un ultimatum à la Serbie. Berlin et Saint-Pétersbourg échangeaient des télégrammes, chacun assurant l’autre de ses intentions pacifiques – mauvais signe ! Les Bourses mondiales étaient en pleine panique.