— Parfait, murmura mon maître. Quand j’aurai fini de discuter avec lui, essaie de le retenir. Le plus longtemps possible.
Fandorine-dono connaît bien le français, mais il parlait anglais avec le docteur, afin que je comprenne tout.
Lebrun-senseï demanda si nous étions parvenus à trouver la bombe.
Mon maître répondit que non, pas encore.
Lebrun-senseï demanda s’il y avait un risque que le mécanisme d’horlogerie se déclenche prématurément.
Mon maître répondit que c’était peu vraisemblable.
Lebrun-senseï s’apprêta à demander autre chose, mais, cette fois, mon maître le devança.
— Dites-moi, où étiez-vous lorsque M. des Essars vous a joint au téléphone ?
Après un instant de réflexion, comme s’il fouillait dans sa mémoire, le médecin dit :
— A la clinique. C’était… attendez… je venais juste de finir d’opérer une hernie discale, un cas très intéressant… Oui, c’est ça, un peu après cinq heures de l’après-midi. J’ai donné des instructions très précises au père de la jeune fille et je me suis précipité à la gare.
— C’est M. des Essars lui-même qui a discuté avec vous ?
La question laissa le docteur perplexe.
— Oui, qui voulez-vous que ce soit ?
Mon maître me lança un regard en biais, et je compris que c’était à moi de jouer.
— Cher docteur, dis-je, m’adressant au Français de ma voix la plus suave. Je voudrais vous parler des douleurs atroces que me procure mon nerf sciatique droit. En tant qu’homme dont le sens de la vie est de soigner les maladies, vous serez très intéressé. Un instant, je vous montre l’endroit où ça fait mal.
Mon maître avait déjà disparu. Il s’était glissé dans l’étroite galerie pour aller discuter en tête à tête avec la demoiselle.
Lebrun essaya bien de le suivre en grommelant qu’il ne pouvait pas m’examiner pour le moment, mais je le retins fermement par le bras et, avec la plus grande déférence, lui demandai :
— Cela ne vous prendra qu’un instant. Simplement, regardez et tâtez. Je vous dirai où ça fait mal et où ça ne fait pas mal.
Il tenta à nouveau de m’échapper, puis, comprenant qu’il ne se débarrasserait pas si facilement de moi, il prononça avec un soupir :
— Bon, d’accord, retirez votre pantalon.
Et c’est alors que je commis une regrettable erreur : je lâchai sa manche. Mais, d’un autre côté, comment aurais-je pu sans cela défaire ma ceinture ?
Profitant de sa liberté, le perfide docteur bredouilla :
— Quoique, vous savez, remettons tout de même cela à plus tard.
Et de se faufiler à son tour dans le passage.
Il ne me restait qu’à le suivre, ce qui s’avéra particulièrement difficile, dans la mesure où le passage était affreusement étroit et où mon pantalon était par ailleurs à moitié baissé.
Néanmoins, prenant mon élan, je fonçai en avant et parvins de l’autre côté plus facilement que la première fois, même si cela me valut une chemise déchirée.
— Cher docteur, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais vraiment connaître maintenant vos conclusions scientifiques, repris-je comme si de rien n’était en essayant d’entraîner Lebrun à l’écart de mon maître et de la jeune fille.
Celle-ci me regarda du coin de l’śil, mais comme il était peu probable que son collier de plâtre lui permette de me voir au-dessous de la ceinture, la bienséance n’eut pas à pâtir de la situation.
La tâche qui m’incombait maintenant n’était pas facile du tout : je devais jacasser sans m’arrêter, afin que le docteur ne puisse entendre ce dont Fandorine-san discutait avec la demoiselle et, en même temps, ne pas perdre une miette de leur conversation, car, dans le cas contraire, comment aurais-je pu écrire ma nouvelle ?
Grâce à ma force de concentration et à mon excellente oreille, j’y parvins.
J’entendis mon maître qui disait :
— C’est votre père lui-même qui a téléphoné à mister Lebrun ?
— Oui.
— Comment pouvez-vous en être sûre, puisque l’appareil est en bas ?
Elle réfléchit, essayant de se rappeler.
— Papa pleurait et essayait de passer, mais il n’y arrivait pas. Marianna (c’est la servante) et le valet de chambre de papa s’affairaient autour de moi. J’avais affreusement mal, mais j’essayais d’étouffer mes plaintes. Pour ne pas affoler papa encore plus.
— Ici ? Ici ? me demandait d’un ton impatient le docteur, tout en me palpant la fesse de manière assez grossière.
— … Ensuite j’ai entendu la voix de Bosco. Il a dit assez fort pour que je l’entende : « Monsieur, descendez vite. Le docteur Lebrun est au bout du fil ! »
— Oui, oh oui, là, exactement ! dis-je en poussant un cri à l’adresse du docteur.
— Vous avez un drôle de nerf sciatique. A cet endroit, il n’y a que des muscles et de la graisse !
Il me repoussa impoliment et, irrité, cria à mon maître :
— Je vous l’ai déjà dit ! Le souvenir de sa chute énerve la malade, or il nous faut une sérénité absolue !
A son air satisfait, je compris tout de suite que mon maître avait tiré au clair tout ce qui l’intéressait. Ayant présenté nos excuses au docteur, nous quittâmes la tour, après quoi nous eûmes entre nous une très importante conversation en japonais, conversation que je ne rapporterai pas pour l’instant, sinon les lecteurs sauraient tout avant l’heure, or Watson-senseï dit que cela est contraire aux lois de la detective story (expression que je traduirais en japonais par
).
X
Au moment où des Essars revint au château, c’en était terminé de l’autoflagellation, et toute trace avait disparu des doutes qui m’avaient assailli. Fort des instructions de Holmes, je savais clairement ce qu’il convenait de faire dans telle ou telle situation. Dans l’attente du dénouement prochain, mon cśur battait vite mais fermement.
Nous nous retrouvâmes tous dans la salle à manger, où le maître des lieux était entré chargé d’un imposant sac de cuir, qu’il avait péniblement hissé sur la table.
— Voilà, cent soixante-quinze paquets de dix mille francs chacun, annonça-t-il en nous adressant un regard scrutateur mais sans se résoudre à nous interroger sur l’essentiel. Vous n’imaginez pas le nombre de questions auxquelles j’ai dû répondre ! Monsieur le directeur refusait d’admettre que je puisse avoir besoin de vider mon compte, et la veille du jour de l’an par-dessus le marché. Il a passé un temps fou à essayer de me convaincre d’attendre au moins jusqu’à demain, les intérêts annuels étant portés au compte le 1er janvier. Et, pire que tout, il m’a collé deux gendarmes en insistant pour qu’ils me raccompagnent jusqu’à la maison. Je n’ai pu me débarrasser de mon escorte que devant l’entrée du parc. Il était hors de question de les laisser pénétrer à l’intérieur. Des gendarmes auraient pu trouver suspecte l’absence de domestiques et s’étonner de me voir ouvrir moi-même le portail. Quant à Lupin, il aurait tout de suite imaginé que j’avais manqué à ma parole et fait appel à la police.
Il arrondit les yeux et poursuivit d’un air apeuré :
— Ensuite, je me suis dit : et s’il me tombait dessus pendant que je roule seul dans le parc ? Jamais je ne fouette mes chevaux, mais là, je les ai tellement fouaillés avec les rênes que je suis arrivé à la vitesse de l’éclair.
Nous écoutâmes le récit sans mot dire. La pendule indiquait neuf heures et quart.