Il faudrait malgré tout rencontrer le consul d’Autriche, songea Fandorine. Raconter ce qui était arrivé à Franz Kaunitz, et par la même occasion sonder l’humeur de l’agent secret. S’il avait reçu de son gouvernement des instructions extraordinaires, cela se verrait à des centaines d’indices différents. Herr Lust ne donnerait pas de réponse aux questions directes, bien sûr, mais il existait toute une science permettant de décoder les intonations, les mimiques, la gestuelle. Le chef d’un réseau de taupes qui aurait reçu ordre de changer de mode de fonctionnement en vue d’hostilités prochaines se comporterait tout autrement qu’un espion śuvrant en temps de paix.
À la réception l’attendaient deux télégrammes d’Emma, arrivés la veille, à deux heures d’intervalle.
Eh bien, voilà !
Cependant, il n’y avait aucun sens à courir à Saint-Pétersbourg. Ce n’eût été qu’une perte de temps.
Eraste Pétrovitch demanda d’expédier sur-le-champ, par téléphone, une réponse télégraphique : « Venez vous-même et le plus vite possible. Descendez au National. Je vous y trouverai. »
Il n’avait pas l’intention, quant à lui, de rester dans cet hôtel. Si la veille encore les révolutionnaires se contentaient de le surveiller, à présent ils voudraient venger la mort de leur chef. Mieux valait se mettre au vert, déménager chez Gassym.
Venir à l’hôtel représentait déjà un risque. Mais il n’allait pas abandonner ses affaires tout de même. Outre ses vêtements (dont il eût été fâché de se séparer, sa garde-robe étant plutôt maigre), il y avait aussi le sac de voyage contenant son équipement spécial.
Comme la fois précédente, Eraste Pétrovitch pénétra dans sa chambre en prenant toutes les précautions. Il ne s’approcha pas de la fenêtre. Et cependant, un quart d’heure plus tard, le téléphone stridulait.
Simple vérification ? Ou bien Saint-Estèphe avait-il déjà reçu le télégramme et brûlait-il d’avoir des explications ? Ou peut-être était-ce Herr Lust ? Le réceptionniste avait dit qu’on avait encore téléphoné de sa part.
Dans tous les cas, il était inutile de décrocher. Que messieurs les révolutionnaires restent dans l’incertitude. Quant au directeur du Département de la police, il devait le croire sur parole : si Fandorine lui disait « venez vous-même », ça voulait dire « venez ». Enfin, pour ce qui était du consul, Eraste Pétrovitch avait l’intention de passer le voir dès qu’il aurait terminé de rassembler ses affaires.
Sans Massa, faire sa valise était une épreuve impossible. On s’appliquait à ranger les vestons bien soigneusement, mais ils se rebellaient. Les manches s’évadaient des chemises. Les faux cols refusaient de se plier en deux, et dépliés ne logeaient pas dans la pochette qui leur était destinée.
Au fond, il était néfaste pour une personne adulte de vivre avec un serviteur : on désapprenait à s’acquitter tout seul des tâches les plus ordinaires. Autrefois, au temps de sa jeunesse indigente, Eraste Pétrovitch savait laver le linge et repasser, alors qu’à présent il ne parvenait même pas à fermer le couvercle de sa valise.
Fandorine était toujours accroupi quand la porte, derrière lui, s’ouvrit avec fracas. Sans se retourner et sans réfléchir, il effectua un roulé-boulé sur le côté. Il ne s’était pas encore relevé que le Webley était déjà dans sa main, cran de sûreté baissé.
Léon Art se tenait sur le seuil, méconnaissable : sale, couvert d’égratignures, les cheveux poisseux et gris de poussière. La roulade exécutée par le locataire de la chambre semblait avoir plongé le metteur en scène dans la stupeur. Il fixait Fandorine, les yeux écarquillés, remuant les lèvres sans qu’un son en sortît.
Eraste Pétrovitch se redressa, furieux d’avoir perdu la face. Parfois l’hyper-vitesse de réaction vous sauve la vie, mais elle peut aussi bien vous placer dans une situation idiote.
Une chance que je n’aie pas descendu ce crétin ! se dit-il. Qu’est-ce que cette manie de faire irruption chaque fois comme s’il y avait le feu !
— Que voulez-vous encore ? aboya Fandorine. Fichez-moi la paix avec votre C-Claire. Que le diable vous emporte tous les deux !
Sur quoi il se tut brusquement. Le visage crasseux du jeune homme s’était inondé de larmes.
— C’est un malheur affreux…, souffla Léon de manière à peine audible tout en reniflant. On nous a enlevés !
L’odeur du jasmin
La voix était rauque, le récit décousu et, qui plus est, constamment entrecoupé de gémissements ou de sanglots. Il s’écoula un bon moment avant qu’Eraste Pétrovitch commençât à comprendre ce qui s’était passé.
La veille au matin, toute l’équipe du film Un amour du calife avait quitté la ville pour tourner l’épisode de « La Prise de Jérusalem par les croisés » (le rapport avec Haroun al-Rachid, qui avait vécu trois siècles plus tôt, demeurait incertain). À plusieurs kilomètres de Bakou, on avait élevé à l’avance un rempart de contreplaqué et monté une tour de siège. Mais au beau milieu des préparatifs du tournage, le site s’était trouvé encerclé par des cavaliers en armes, que Léon Art qualifia d’« Azéris ».
— Qui vous a encerclés ? demanda Fandorine.
Il avait déjà rencontré ce mot, mais n’en avait pas retenu la signification.
— C’est ainsi qu’on nomme parfois les musulmans d’ici.
— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’Azéris ?
— Par mille détails ! Leurs visages étaient masqués, mais leurs yeux, leurs sourcils, le harnachement des chevaux… Oh ! vous pouvez me croire, je suis bakinois, je ne me trompe pas dans ce genre de choses…
— Combien étaient-ils ?
— Une vingtaine… Ils savaient que nous étions sans protection, aussi n’ont-ils pas hésité à nous attaquer.
— Mais pourquoi étiez-vous sans protection ? Même lors du tournage dans la Vieille Ville, les hommes de votre oncle montaient la garde.
— Parce que mon oncle est parti précipitamment je ne sais où ! Depuis avant-hier.
Tiens, tiens, se dit Fandorine. Après notre petite conversation, le prudent M. Artachessov a jugé que le climat bakinois était nocif pour sa santé. Il a probablement compris que je remonterais jusqu’à Choubine et que les choses pourraient tourner mal.
— Et c’est pourquoi vous venez me trouver, moi, et non Mesrop Karapétovitch ?
— Oui. Je sais quel homme vous êtes. Claire me l’a raconté. Sauvez-la. Sauvez mon équipe !
Il ne manquait plus que ça.
— Adressez-vous à la police.
Léon parut surpris.
— Permettez, je suis bakinois ! Quelle police ? Et que pourrait-elle faire ? J’ai juré à Claire de vous trouver. Vous n’allez pas la laisser périr, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas vous venger de ce qu’elle vous a quitté.
— Non, je ne vais pas me venger de ça, assura Eraste Pétrovitch.
— Elle m’a déclaré : « Hâtez-vous, mon chevalier ! Courez trouver Fandorine. Il saura ce qu’il faut faire ! Il nous sauvera ! » Alors je me suis évadé.
Autrement dit, pensa Fandorine, c’est moi qui vais les sauver, mais le chevalier, c’est Léon ? Bon Dieu ! comme tout cela tombe mal à propos !
— Écoutez, soupira Eraste Pétrovitch. Procédons ainsi : je pose les questions, vous répondez. Que s’est-il passé après que les bandits ont attaqué ?
— Ils nous ont tous fait monter, les quarante-quatre que nous étions, dans d’horribles chariots… Nous avons roulé longtemps vers l’ouest, dans la direction de Chamakhi… Nous avons voyagé toute la journée et toute la nuit, avec de courtes haltes. On ne nous donnait que des galettes de pain et de l’eau… Plusieurs actrices se sont évanouies sous l’effet de la peur et de la chaleur. Oh, avec quel cran Claire s’est comportée ! Elle consolait tout le monde, elle chantait : « Courage, courage, mes bons Français ! »