Le metteur en scène couvrit son visage de ses mains et se prit à sangloter, tandis qu’Eraste Pétrovitch songeait : Elle a repris le rôle de Jeanne qu’elle jouait dans La Pucelle d’Orléans il y a deux ans.
— Où finalement vous a-t-on c-conduits ?
— Je n’en sais rien ! À mon avis jusqu’aux contreforts de Tchouval-daghi. De ma vie, je ne m’étais trouvé dans un coin aussi perdu et sinistre. Il y a là une sorte de forteresse à moitié en ruine. Voilà où il faudrait tourner la prise de Jérusalem !
— Par conséquent, le groupe est détenu dans la f-forteresse ? Décrivez-la-moi avec le plus de détails possible.
Léon écarta les mains en un geste d’ignorance.
— Des murailles de pierre jaune. Des tours… des douves à sec, je crois.
— Et à l’intérieur.
— Je ne sais pas. Je me suis sauvé avant. Nous nous sommes arrêtés, un bandit a galopé en avant, vers le château. Tout le monde regardait de ce côté-là. J’en ai profité. J’ai baisé la main de Claire et je me suis dissimulé sous le chariot. J’ai rampé jusqu’aux buissons. Personne ne m’a remarqué… J’ai vu les voitures franchir les portes. Il y avait une sentinelle en haut d’une tour et les buissons étaient clairsemés, c’est pourquoi j’ai continué en rampant… Vous voyez à quoi ressemblent ma veste et mon pantalon ?
— Bien, vous avez rampé. Que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai couru jusqu’à un village. Je regarde : c’étaient des Azéris. Ils n’allaient pas aider un Arménien… J’ai donc volé un cheval. J’ai galopé. Mon Dieu, comme j’ai galopé ! Il avait fallu toute une journée et toute une nuit pour nous conduire là-bas, mais moi j’ai rejoint Bakou en quatre heures… Mon cheval est tombé, couvert d’écume… J’ai couru, je suis tombé à mon tour… Aux abords de la ville, j’ai arrêté un fiacre. Vous imaginez ? Ils n’ont même pas pris notre argent ! Ce ne sont pas des bandits ordinaires ! Ah ! Claire, Claire !
Fandorine attendit que la nouvelle crise de larmes de Léon fût passée, puis il demanda :
— Et vous n’avez pas le moindre soupçon quant à leur identité ?
— Mais ce peut être n’importe qui ! Ça ne manque pas !
Il n’y a rien dans les journaux du matin concernant la disparition de l’équipe de tournage, considéra Fandorine. Si c’était un rapt pour obtenir une rançon, pourquoi enlever quarante-quatre personnes ? Le seul qui permettrait de réclamer une grosse somme, c’est Art lui-même. Mais c’est lui, justement, qu’ils ont laissé s’échapper. Etrange histoire. Il faut demander à Gassym ce qu’il en pense.
— Écoutez, dit Eraste Pétrovitch. Vous êtes fatigué, mais nous n’avons pas le temps de nous reposer. Nous allons tout de suite gagner un autre endroit. Ne posez aucune question, faites simplement ce que je vous d-dis.
Le metteur en scène jura avec empressement d’obéir en tout. Ses yeux noirs brillaient à présent d’ardeur et d’espoir.
— Je vais emp-porter quelques affaires. Cela va me prendre cinq minutes. Mangez quelque chose pendant ce temps. Vous aurez besoin de forces.
Il y avait sur la table un compotier rempli de fruits et de douceurs – offerts par l’hôtel, avec ses compliments –, mais Léon frémit.
— Je suis incapable de manger ou de boire. Je ne peux même pas rester assis ! Sauvez Claire ! Sauvez mon équipe !
Je suis contraint d’abandonner les valises, se dit Fandorine. Je vais mettre l’essentiel dans le sac de voyage. Et mon nikki – c’est obligé… La présence du serviteur des Muses va rendre la sortie de l’hôtel plus problématique. Voyons, qui avons-nous dehors ?
En biais, face à l’entrée, une automobile stationnait dans l’ombre d’un arbre, tous rideaux tirés.
Quand Fandorine était arrivé au National, une demi-heure plus tôt, la voiture n’était pas là.
Peut-être une coïncidence. Mais inutile de prendre le risque.
Il jeta un coup d’śil par la porte entrouverte. Le couloir était désert.
— Suivez-moi. À cinq pas de d-distance.
Eraste Pétrovitch s’engagea seul dans l’escalier de service, sans un bruit. Il se figea.
Au rez-de-chaussée, quelqu’un attendait, dansant d’un pied sur l’autre.
De retour dans le corridor, Fandorine commanda à Léon :
— Passez le premier. Il y a un homme en bas. Engagez la conversation avec lui. Arrangez-vous pour qu’il tourne le dos à l’escalier.
— De quoi dois-je lui parler ?
— Je ne sais pas. Improvisez un sketch, c’est vous le metteur en scène.
Léon hocha la tête. S’épongea le front. Rejeta ses cheveux en arrière.
— C’est bon. Je tiens le personnage.
Il s’acquitta à merveille de sa mission.
Tandis qu’il descendait les marches discrètement, Eraste Pétrovitch entendit sa voix :
— Merci ! Vous m’obligeriez beaucoup. Autrement, un fumeur sans allumettes, c’est comme vous savez quoi !
Et il partit d’un grand rire. Voilà ce que c’était qu’une vraie nature d’artiste.
L’homme en costume clair qui tournait le dos à Fandorine donnait du feu au réalisateur. Le sommet de son crâne étincelait, tant ses cheveux blonds à la raie impeccable étaient pommadés. Il ne ressemblait guère à un révolutionnaire clandestin, plutôt à quelque coiffeur se piquant de dandysme. Et il émanait de sa personne une odeur conforme à son aspect : celle d’une eau de Cologne au jasmin bon marché.
Eraste Pétrovitch hésita un instant. Mais non, mieux valait ne prendre aucun risque.
Il se glissa derrière le gandin parfumé, le saisit par le cou, le tint quelques secondes, puis l’allongea avec précaution sous l’escalier, entre les seaux et les brosses.
— C’est un de leurs hommes ? demanda Léon, furieux. Salaud !
Et il flanqua un coup de pied au suspect étendu à terre.
— J’ignore de qui il s’agit. P-poussez-vous.
Une rapide inspection des poches ne donna rien d’intéressant. Un Parabellum ? Pour un habitant de Bakou, un pistolet est un objet d’usage quotidien, au même titre que le peigne. Des cartes de visite. « Friedrich Ivanovitch Weissmüller. “Chabot et associés”. Compagnie d’assurances. » Ce n’était pas un coiffeur. Un agent d’assurances ou un commis voyageur – la couverture habituelle pour un espion. Mais, tout comme le Parabellum, ce n’était pas une preuve.
Eraste Pétrovitch n’était pas indifférent à l’odeur du jasmin : il ne pouvait pas la souffrir.
Comment peut-on se parfumer avec cette cochonnerie ?
— C’est bon, qu’il dorme un peu. Allons-y.
— Pourquoi tu as amené une Arménien ?
Telles furent les premières paroles de Gassym, qui ne prit pas la peine de répondre aux salutations.
Eraste Pétrovitch lui expliqua de quoi il retournait.
Le gotchi se montra étonné.
— Pourquoi tu disais pas que tu as femme ? Femme, bien sûr, il faut sauver.
Sans doute fut-il intrigué par l’expression du visage de Fandorine, car il réfléchit, réfléchit, puis demanda :
— Belle femme ?
— Très belle ! s’exclama Léon.
— Oui, b-belle. Quelle différence ?
— Eh ! différence très grand ! Si la femme pas belle et pas très utile, on peut attendre un peu quand les bandits l’ont violée, et sauver ensuite. Alors tu tues bandits et tu tues femme. Elle a pas protégé l’honneur, tu l’as tuée. Très pratique.