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— Voilà bien la logique azérie ! s’écria le metteur en scène.

Pour son bonheur, Gassym ne semblait pas connaître le mot « logique ». À moins qu’il ne fît exprès d’ignorer l’Arménien.

— Si le femme est très belle, après tant de temps, ils l’ont déjà violée de toute façon, poursuivit Gassym comme s’il réfléchissait à haute voix. Si tu veux pas tuer le femme, tu seulement le battre un peu.

— Non, non ! hurla Léon en se serrant les tempes entre les mains. Ils ne la toucheront pas ! Ils n’oseront pas ! Je… Je ne peux pas y penser !

Il s’effondra à genoux, se plia en deux et éclata en sanglots.

Gassym le regarda avec respect.

— Vaï, Arménien, mais homme bon. Comme il pleure pour le femme d’autre !

— Venons-en plutôt au fait, coupa Eraste Pétrovitch, irrité. Qui sont ces bandits à ton avis ? Que veulent-ils ? Pourquoi ne demandent-ils pas de rançon ?

— Je le sais ?

Le gotchi haussa les épaules.

— Il faut aller voir. Peut-être quelqu’un je connais. Alors c’est mauvais. Si je la connais pas, c’est bon. Nous la tuerons, nous ramènerons le femme. Eh !

Il toucha du pied le metteur en scène.

— L’endroit tu te rappelles où ?

Léon hocha la tête en reniflant.

Gassym entreprit de plier ses doigts un à un.

— Six chevals il faut. Un homme, deux chevals. Un âne encore il faut.

— Un âne, pour quoi faire ?

— Comment pour quoi faire ? Manger il faut. Eau il faut. Nous allons nous reposer, il faut étendre le kochma. J’aime être assis confortable.

— Nous reposer ? s’écria Léon. Vous êtes fou ! Elle est là-bas… Et vous… Nous reposer ?! Plus vite, messieurs, plus vite !

Mais il fut impossible de faire beaucoup plus vite. Une expédition dans la montagne, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, réclamait d’être convenablement préparée. Sur ce point, il fallait s’en remettre à Gassym, or le gotchi ne se distinguait pas par sa rapidité. D’abord il réfléchit longuement et termina son thé. Puis il sortit se procurer « six chevals et un âne ».

Pour ne pas rester auprès de Léon qui ne cessait de s’agiter, de jurer, de sangloter, Eraste Pétrovitch se retira dans son ancienne chambre et s’attela à une tâche qui exigeait une absolue concentration : la rédaction du nikki.

Des gens poussaient constamment la porte : chez Gassym, le flot des solliciteurs et des visiteurs désireux de témoigner leur respect à l’honorable brigand ne tarissait jamais ; des mouches paresseuses bourdonnaient dans l’air épais ; des ruisseaux de sueur coulaient sur son visage étuvé ; Art braillait dans le couloir d’une voix tragique : « Non, je ne le supporterai pas ! »

Tout cela n’empêchait pas de méditer.

Fandorine avait depuis longtemps établi que le travail intellectuel était favorisé par deux circonstances : soit une parfaite quiétude, soit un chaos extrême. Cette découverte appartenait à Confucius, qui deux mille cinq cents ans plus tôt avait énoncé : « Cours parmi ceux qui sont immobiles, parmi ceux qui courent, arrête-toi. »

En premier lieu, Eraste Pétrovitch s’obligea à se délivrer de l’irritation que faisaient naître en lui le pénible Léon et les indigènes importuns.

Il se surprit à formuler des pensées tout à fait indignes d’un honnête homme : Allons, pourquoi les Arméniens, dans n’importe quelle situation, se présentent-ils toujours comme les principaux martyrs ? Pourquoi les Azéris (il avait retenu ce mot qui sonnait bien) sont-ils dénués de toute notion de vie privée ? – et il eut honte.

Il n’est rien de plus sot ni de plus vil que de transposer les caractères personnels d’un seul individu à une nation entière. Si même une telle généralisation est fondée, il ne faut pas y attacher trop d’importance et se rappeler que notre propre nation a sans doute des défauts qui sautent aux yeux des autres peuples.

Pour se punir, Eraste Pétrovitch rédigea au-dessous du kanji signifiant « givre » une note déplaisante, dont la teneur relevait de l’autoflagellation.

« Mon peuple use de deux idiotismes que je déteste, parce qu’ils reflètent les traits les plus déplorables du caractère national russe. Ils contiennent l’origine de tous nos malheurs, et tant que nous ne nous serons pas débarrassés de ces ritournelles, nous ne pourrons pas exister dignement, en tant que nation.

La première de ces phrases exécrables, trop souvent utilisée chez nous et n’ayant d’analogue dans aucune des langues que je connais est : “Ça ira bien comme ça.” Elle est prononcée par le paysan qui étaie avec un bâton une palissade menaçant de s’affaisser ; par la femme qui fait le ménage de la maison ; par le général qui prépare son armée à la guerre ; par le député pressé d’adopter une loi mal ficelée. C’est pourquoi tout se fait chez nous par-dessous la jambe, au petit bonheur, “à la va-vite”, comme si nous n’habitions notre pays que temporairement et que nous ne fussions pas tenus de penser à ceux qui viendraient après nous.

Le second dicton qui me soulève le cśur se prête mal, lui aussi, à la traduction. “Aimez-moi avec mes défauts, car n’importe qui m’aimerait si j’étais parfait”, se plaît à répéter l’homme russe, trouvant dans cette maxime une justification au relâchement, à la bassesse morale, à la muflerie et au chapardage. Chez nous, on juge que mimer l’homme de qualité est plus répréhensible et honteux que de faire étalage de sa propre grossièreté naturelle. L’honnête homme russe dit forcément “la vérité toute crue”, passe sans difficulté au tutoiement, serre dans ses bras, à lui en faire craquer les os, l’interlocuteur aimable, avant de lui claquer trois bises, mais lui “arrangera le portrait” si c’est un fâcheux. Le mauvais Russe dit : “Nous sommes tous de la même farine”, “Il faut bien que tout le monde mange”, “Nous marchons tous sur la même terre”, ou bien maugrée : “Tu veux passer pour meilleur, c’est ça ?” Or, toute la civilisation se résume, au fond, au fait que l’humanité aspire à être meilleure, apprend petit à petit à étouffer en elle ses “défauts” et à faire montre de son “perfectionnement” aux yeux du monde entier. Il nous faudrait un peu moins de Dostoïevski et de Rozanov, et un peu plus de Tchekhov. »

Où pourriez-vous écrire pareille chose, à part dans votre nikki personnel où, Dieu merci, personne n’ira mettre le nez ? Vous risqueriez sinon de passer pour russophobe, et tous les Russes authentiques se sentiraient choqués, se détourneraient de vous et affirmeraient en outre que pareille ignominie ne peut avoir pour auteur qu’un homme portant un nom étranger : « Fandorine ».

Après le Givre, qui apaise le feu des émotions de manière bienfaisante, le Sabre lui vint sans peine :

« La grève générale à Bakou risque d’entraîner une crise à échelle nationale aux conséquences imprévisibles. Pour le moment, les produits pétroliers ne font qu’enchérir, parce que l’offre se réduit, mais on en trouve encore sur le marché. Le pétrole continue d’être acheminé par pipeline et par tankers jusqu’à Astrakhan, par wagons-citernes jusqu’en Géorgie. Cependant, si le transport venait à être paralysé, le pays se trouverait sans combustible, sans mazout ni huile de machine, avec seulement du pétrole lampant. Il faudrait prendre immédiatement les mesures les plus énergiques. Il serait indispensable qu’un très haut responsable de la capitale, le directeur du Département de la police, au moins, vienne en personne à Bakou et remette les idées en place aux industriels qui, par cupidité, ont totalement perdu l’esprit. Il n’y a plus ni Choubine ni Pivert, mais d’après les journaux la grève ne fait que s’étendre. Saint-Estèphe devrait menacer chaque entrepreneur refusant de négocier avec les grévistes de lui retirer sa licence. Le plus important, toutefois, est d’adopter des mesures de précaution pour le transport. Le pipeline, par bonheur, est hors de danger ; appartenant à l’État, il est gardé par tout un bataillon de gendarmes. Mais il conviendrait d’envoyer sur les gros navires pétroliers des équipages de remplacement, composés d’hommes de la marine de guerre ; il faudrait également de toute urgence expédier à Bakou des bataillons du train, afin de pouvoir remplacer chauffeurs et mécaniciens en cas de grève. »