Et voilà, le plan d’action était prêt. Eraste Pétrovitch repoussa son journal, parfaitement content de lui. L’affaire ne dépendait plus que du très haut responsable de la capitale. Emma, nom d’un chien, où es-tu ?
Ils se mirent en route à midi. Censés voyager à trois, ils n’étaient cependant jamais ensemble. Léon Art ne cessait de pousser son cheval, tandis que Gassym, au contraire, se laissait constamment distancer. Il se balançait sur sa selle, une jambe passée par-dessus le pommeau, mâchonnant sans relâche. Cette lenteur rendait fou le fougueux Arménien. N’osant pas exposer directement ses griefs au terrible gotchi, le metteur en scène en appelait à Fandorine. Celui-ci finit par en avoir assez.
— Qu’as-tu à traîner de la sorte ? demanda-t-il à Gassym. À ce train-là, nous ne serons pas arrivés avant demain.
— Arriver trop tôt, mauvais, répondit l’autre, flegmatique. Il faut le nuit. Quand il fait noir.
— Non, il faut arriver avant la tombée du soir, afin de pouvoir étudier les lieux. Arrête de grignoter tes noix, et accélère l’allure.
Le gotchi ne renonça pas aux noix, mais il se redressa sur sa selle et donna des éperons.
Ils chevauchèrent durant neuf heures, sans une halte, si on excepte les changements de monture, et ne parvinrent à destination qu’à l’issue de cette longue journée d’été.
Les ruines d’une forteresse médiévale entouraient l’une des collines grises. D’autres éminences semblables se dressaient alentour, aux sommets ronds et pelés, cernés de broussailles poussiéreuses, comme autant de crânes chauves garnis d’une couronne de cheveux blancs.
À l’abri d’un bloc de rocher, Eraste Pétrovitch étudia longuement les ruines à la jumelle. Il consacra plus d’une minute à observer la sentinelle coiffée d’un bonnet à poil en faction en haut de la tour. Puis il grommela « Une f-farce ! » et, quittant sa cachette, s’avança à découvert.
— En selle. Allons-y !
— Que faites-vous ?! s’écria Léon. Il faut attendre l’obscurité ! Il va nous apercevoir et donner l’alarme.
— Il ne va rien donner du tout. Ce n’est pas un g-guetteur qu’il y a sur la tour, mais un mannequin. Et à l’intérieur, il n’y a pas davantage de sentinelle.
— Comment tu le sais ? demanda Gassym, incrédule.
Fandorine, au lieu de répondre, se contenta de marmonner :
— Bizarres, ces r-ravisseurs… Mais bon, dans un instant, nous saurons tout.
Il dévala la pente au galop et fonça par le chemin creusé d’ornières jusqu’aux portes étayées de l’extérieur par une grosse branche – c’est en la voyant dans ses jumelles qu’Eraste Pétrovitch avait compris que la forteresse n’était pas gardée.
Il mit pied à terre, écarta les deux battants et, à tout hasard, sortit son pistolet. Il leva le doigt, pour indiquer à ses compagnons de se tenir derrière lui. La vaste cour, noyée dans l’épaisseur de l’ombre vespérale, semblait déserte, mais aux oreilles de Fandorine parvinrent des sons incongrus qui s’échappaient de derrière la tour. Il pensa avoir mal entendu, mais non, ce n’était pas le sifflement du vent. Une agréable voix de ténor chantait avec des accents plaintifs :
Point ne puis vivre sans ma belle,
Qui à l’autel vais-je mener ?
Un chśur, où dominaient les voix féminines, reprenait avec sentiment :
Le Seigneur m’a donné non jouvencelle
Mais triste tombe à épouser.
Eraste Pétrovitch pressa le pas.
Au pied du donjon à moitié écroulé se dressait une tente de grandes dimensions tout emplie d’une pâle et douce lumière. C’est de là que provenait le chant.
Le rideau s’agita et se souleva, malmené par un courant d’air. L’équipe du film au grand complet était assise autour d’une longue table couverte de bouteilles et de toutes sortes de mangeaille. Seule une personne était debout, qui dirigeait le chśur. C’était le chef des assassins, celui-là même qui, lors de la fameuse réception, avait arrosé de vin le smoking blanc de Fandorine.
Aucun homme armé, ni dans la tente ni aux alentours.
— Messieurs et mesdames, que se p-passe-t-il ici ?
Les voix se turent. Tous fixèrent l’apparition. Le chef des assassins eut un hoquet et se frotta les yeux.
— Je le disais bien que Fandorine nous sauverait tous ! s’exclama Simon en bondissant de son siège.
Un autre cri retentit à l’opposé, derrière Eraste Pétrovitch :
— Où est-elle ? Où est Claire ?
C’était Léon Art qui venait de faire irruption. Il n’avait pu s’empêcher de désobéir.
Après quoi tout le monde se mit à brailler et à parler en même temps. Acteurs, actrices, preneurs de vues, éclairagistes et maquilleuses – tous se précipitèrent sur le metteur en scène et sur Fandorine. Les uns posaient des questions, les autres se réjouissaient bruyamment, certains – et pas seulement des femmes – sanglotaient. La débauche de sentiments était indescriptible, parce que les artistes sont des artistes, et aussi, à en juger par le nombre de bouteilles vides, parce qu’on avait joliment bu.
Mais Léon ne répondait à aucune question et ne faisait que répéter : « Où est-elle ? Où est Claire ? » Eraste Pétrovitch ne fournit, lui non plus, aucune explication. Simon lui paraissant le seul à être un peu sain d’esprit au milieu de cette pétaudière, il l’empoigna fermement par le bras et l’entraîna à l’écart.
— Où sont les b-bandits ?
— Ils sont partis. Ils ont laissé l’un d’eux en haut de la tour et nous ont interdit de nous approcher des portes. Il a dit que la sentinelle tirerait sans sommation… Mone Dio, je savais, je savais que vous ne nous laisseriez pas tomber ! Vous êtes notre sauveur ! Msio-dames, remerciez-le ! Embrassez-le ! Tombez à genoux !
Fandorine leva les mains pour se protéger des demoiselles qui se ruaient de tous côtés sur lui. Il détestait les familiarités, en particulier lorsqu’elles l’empêchaient de réfléchir à la situation.
— Qui ça, « il » ? Qui a parlé de la s-sentinelle ?
Un hurlement de désespoir couvrit la réponse de Simon.
— Comment, ils l’ont emmenée ?! Et vous n’avez rien fait ? Oooh !
Sans doute Léon avait-il enfin reçu réponse à sa question.
— Je l’ai perdue, perdue !
Le metteur en scène vacilla. Eraste Pétrovitch vit pour la première fois un homme s’arracher pour de bon les cheveux – ainsi, découvrait-il, la chose ne se produisait pas seulement dans les romans. Les cheveux du sieur Art étaient épais, cependant, et solidement plantés. Un mouvement de confusion s’amorça autour du martyr.
Alors Fandorine saisit cette fois-ci le prodiouktor non plus par le bras mais par le collet, et le conduisit jusqu’à l’angle le plus éloigné de la cour.
— Senia, explique-moi de manière claire et brève qui était le chef des b-bandits. Que s’est-il passé ici, en résumé ?
— Leur chef printsipal était masqué. Il parlait bien le russe. Il a dit : Asseyez-vous et mangez un morceau, messieurs les cinématographistes, quant à Mme Delune, je l’emmène avec moi…
— C’est ainsi qu’il s’est exprimé ? « Cinémat-tographistes » ?