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— Oui. Il était vêtu à l’orientale, comme les autres, mais sa tcherkeska était de drap fin, son papakha en caracul gris perle, son poignard en or. Toutefois, c’était un bandit lui aussi. Quand nous avons crié que nous ne lui céderions pas Claire, il a dégainé un gros pistolet et… Pan ! pan ! Bon, tout le monde s’est tu et Claire a fondu en larmes. Alors il lui a dit de ne pas pleurer, mais de se réjouir au contraire, car un homme très important était tombé follement amoureux d’elle et voulait l’épouser. Quant à nous autres, nous n’avions rien à craindre et pouvions boire et manger. Lorsque l’homme important épouserait Claire, il y aurait une grande noce, et nous serions tous invités. Mais en attendant, il était interdit à quiconque de partir d’ici. Si jamais l’un de nous s’y risquait, la sentinelle lui tirerait dessus. Claire s’est mise à crier : « J’en aime un autre ! Je vis en concubinage ! Et j’ai encore un époux légitime ! » « Pour ce qui est du légitime, a rétorqué l’autre, celui qui portait un masque, tout est réglé. Le reste ne compte pas. » Il s’est emparé d’elle et l’a emmenée. Les nôtres se sont montrés un moment indignés, mais nous étions affamés, et la table ici était mise… Toute la journée, nous avons bu, chanté, et attendu d’être sauvés. Et ça a fini par arriver.

Tout est clair, se dit Eraste Pétrovitch. L’un des magnats du pétrole a décidé de procéder avec la belle actrice selon la coutume orientale : en l’enlevant par la force. En ce qui concerne le mari légitime, le ravisseur sait qu’en payant un bon prix on peut obtenir tout ce qu’on veut de ce monsieur. On a emmené l’équipe de tournage loin dans la montagne pour qu’elle ne puisse donner l’alarme et contrecarrer les plans matrimoniaux. On a permis tout exprès à Léon de s’échapper. Primo, pour ne pas se fâcher avec la famille Artachessov, secundo, pour n’avoir pas un rival dans les jambes.

Ce simple raisonnement achevé, Eraste Pétrovitch se sentit quelque peu irrité d’avoir perdu une journée entière pour une sottise et de devoir encore à présent s’appuyer le chemin inverse.

Il n’y avait pas à s’inquiéter pour Claire. Elle avait déjà apprivoisé toutes sortes de courtisans, elle saurait aussi bien dompter le Roméo du Caucase. En tout cas, sa vie n’était pas menacée, et pour le reste on se fichait de savoir lequel des rivaux emporterait les faveurs de l’étoile de l’écran. Cette page était tournée, que d’autres la lisent (et la relisent même jusqu’à l’user).

Des affaires importantes attendaient Fandorine à Bakou, dont l’avenir de l’État dépendait, et il était là, en pleine bouffonnade à couleur autochtone.

Fandorine demanda à Gassym de se procurer un chariot au village voisin et d’escorter la troupe d’acteurs jusqu’à la ville, afin qu’il ne leur arrive pas d’autres désagréments en chemin.

— T’inquiète pas, Yurumbach, répondit Gassym. Je conduirai les acteurs à Bakou. Et je retrouverai aussi ton femme.

Ça, je ne te l’ai pas demandé, pensa Fandorine.

En changeant de cheval toutes les demi-heures, dès qu’il était fatigué, Eraste Pétrovitch mit la moitié de la nuit à regagner la ville. Il arriva au National, hâve et épuisé, dans une obscurité totale, alors que la lune était couchée déjà, mais que l’aube ne poignait pas encore. Il mit pied à terre au coin de la rue et attacha les deux chevaux à une borne de pierre.

Il entra dans l’hôtel par la porte de service, s’attendant à n’importe quelle surprise.

Ne pas allumer la lumière, se dit-il. Tomber sur le lit. Dormir. Peu importe qu’on vole les chevaux. Quand les voleurs sauront qu’ils appartiennent à Gassym, ils les lui ramèneront d’eux-mêmes.

C’était étrange d’ouvrir la porte de sa propre chambre avec un rossignol, mais le veilleur de nuit n’avait pas besoin de savoir qu’il était rentré.

Fandorine franchit sans bruit le seuil et tendit les mains en avant pour ne pas heurter le portemanteau. Quelqu’un de chaque côté lui agrippa fermement les poignets, tandis qu’un troisième individu, dégageant une écśurante odeur de jasmin, lui passait par-derrière un bras autour du cou et s’appliquait sans beaucoup d’habileté à lui comprimer la carotide.

Ça ne se fait pas comme ça, idiot ! songea-t-il. Il n’y a pas besoin de presser si fort !

L’atroce produit de parfumerie lui souleva tant le cśur que Fandorine, mort de fatigue, sombra dans l’inconscience avec même un certain soulagement.

Un nouvel angle de vue

Ça sentait toujours le jasmin, même si l’odeur était moins violente qu’un instant auparavant. On entendait comme un bourdonnement, régulier et monotone. C’était le vent qui soufflait par vagues des bouffées d’air chaud. Bizarrement, son corps ne lui obéissait pas : il ne pouvait ni lever ni remuer la main.

La conscience ne lui revint pas d’un coup, mais par saccades.

D’abord, Eraste Pétrovitch comprit qu’il était assis dans un fauteuil, ligoté aux accoudoirs par des cordes ou bien des sangles ; ses bras et ses poignets, curieusement, n’étaient pas paralysés ni engourdis. Puis il ouvrit les yeux – pour les refermer aussitôt. Il faisait jour, et la lumière était vive.

Par conséquent, c’étaient plusieurs heures qui s’étaient écoulées, et non quelques secondes, depuis que l’asphyxieur au jasmin l’avait agressé. Le soleil était haut, les ombres courtes. La conscience lui revenait lentement, mais il éprouvait un violent mal de tête, du fait que l’artère avait été trop fortement comprimée, ce qui avait provoqué cet évanouissement prolongé.

Quelqu’un se trouvait à côté, à quelques pas. Fandorine décolla très légèrement les paupières.

Voyons, où sommes-nous donc ?

Une sorte de bureau.

Au plafond vrombissait un ventilateur électrique qui brassait l’air brûlant.

Bien qu’elles fussent attachées, ses mains n’étaient pas engourdies, car on avait glissé des coussinets sous les cordes. Eh bien, dites, quelle courtoisie !

L’individu d’où émanait l’abominable odeur d’eau de Cologne bon marché était assis à une table, occupé à se curer les ongles avec un canif, d’un air pétri d’ennui.

C’est le type de l’escalier de service, constata Fandorine. Qui n’est pas un agent d’assurances, finalement.

Sur le drap vert étaient étalés les objets extraits de ses poches : le Webley, le Derringer, son portefeuille et, dépliés, les deux télégrammes du directeur du Département de la police, signés « Emma ».

Jasmin bougea, et force fut de clore à nouveau les paupières.

Ils m’ont tendu un guet-apens dans ma chambre d’hôtel, ça, je le comprends, se dit Fandorine. À cause de la fatigue et du manque de sommeil, le hikan m’a trahi, ça, je le comprends aussi. Ce qui m’échappe, c’est pourquoi ils ont protégé mes mains avec des coussins. Que peut signifier pareille sollicitude ? Une seule chose : les révolutionnaires ont l’intention de venger la mort de leur chef de quelque manière cruelle. Ils savent déjà que le Pivert, avant de mourir, a eu les deux mains coupées. Sans doute ont-ils des projets bien spécifiques concernant mes propres extrémités. Ils les ont protégées pour que leur sensibilité ne se trouve pas émoussée. On le sait par les Chinois, maîtres inégalés dans l’art de la torture : quand on veut qu’un homme souffre le plus possible, mieux vaut ne pas lui infliger de douleur prématurément.

Fandorine se sentit même curieux de savoir à quel niveau d’imagination atteindraient les militants adversaires du despotisme. Il est cependant un sentiment plus fort que la curiosité : la colère.

Ô messieurs les messagers de la tempête ! vous allez regretter de ne pas m’avoir tué tout de suite, promit Eraste Pétrovitch en son for intérieur. Mais à cet instant le téléphone sonna, le faux agent d’assurances (Weissmüller, n’est-ce pas ?) décrocha le combiné, et il apparut aussitôt que le raisonnement échafaudé par Fandorine ne tenait pas.