— Jawohl, Herr Konsul, répondit Jasmin. Nein, aber schon bald… Ja, ich bin vollig sicher(19).
L’accent était viennois. Ce Weissmüller n’était nullement un révolutionnaire de l’ombre. L’agression avait été organisée par Lust, le résident autrichien, celui-là même qui cherchait depuis un moment et sans succès à obtenir une entrevue.
Et dans l’instant prit forme une tout autre hypothèse.
Ce sont les espions autrichiens qui surveillaient l’hôtel. Voilà le facteur que j’avais négligé ! Il existe une force qui n’est pas moins intéressée par la grève générale que les révolutionnaires ! À la veille d’un conflit armé, Allemands et Autrichiens doivent coûte que coûte priver l’Empire russe du pétrole de Bakou. La cupidité des industriels locaux, les intrigues de Choubine, le travail de sape des militants bolcheviques… tout cela fait le jeu de Lust. Il est très possible que le précepteur Franz Kaunitz soit toujours bien vivant malgré tout. Il a accompli sa mission, puis s’est évaporé. C’est une habile opération qu’ont ourdie les Autrichiens, il faut leur rendre cette justice. Aucune trace, et d’autres tirent les marrons du feu pour eux. Mais pourquoi ont-ils besoin de moi ? Pourquoi prendre un tel risque en sortant de l’ombre ?
Jasmin continuait de hocher la tête en écoutant les instructions de son chef, mais Fandorine avait déjà trouvé la réponse à sa question.
L’offensive principale n’a pas encore été déclenchée. Lust prépare une action d’envergure, qui paralysera entièrement la région de Bakou et forcera la Russie à modérer sa position dans le conflit serbe. Oui, oui, c’est exactement ça que Vienne cherche à obtenir ! Dépouiller Saint-Pétersbourg de son hégémonie dans les Balkans, sans pousser jusqu’à la guerre. Sans carburant ni produits lubrifiants, la mobilisation générale deviendra impossible, les usines s’arrêteront, les navires de guerre ne sortiront plus en mer, les aéroplanes ne voleront plus, les automobiles resteront au garage. Et quant à moi, je vois bien pourquoi Lust a besoin de m’interroger : il sait qui je suis et aimerait tirer au clair ce que j’ai eu le temps de découvrir et de communiquer à mon gouvernement. Les Autrichiens savent, bien sûr, qui est Emma. Voilà l’explication des coussins. Ils vont me tendre une carotte, essayer de me gagner à leur cause. Si je refuse, ils me tueront. Quand l’enjeu est aussi gros, tous les moyens sont bons, et l’on peut toujours ensuite accuser quelqu’un d’autre du meurtre. C’est Bakou !
Il convenait cependant de se hâter un peu. Lorsque Herr Lust paraîtrait (certainement accompagné), la situation deviendrait plus compliquée. Venir à bout du seul Jasmin, en revanche, ne présentait guère de difficulté.
Ses bras étaient solidement attachés, avec des nśuds d’une solidité tout allemande, mais « l’agent d’assurances » avait eu grand tort de ne pas lui entraver également les jambes.
Eraste Pétrovitch émit un gémissement et cligna des yeux, comme s’il venait juste de reprendre connaissance.
— Herr Konsul ! dit Weissmüller (ou quel que fût son nom). Sie konnen jetzt kommen(20).
Puis il se leva, mais au lieu de s’approcher du prisonnier ligoté, il se tourna vers la porte et lança (désagréable surprise) :
— Hei, Kerle, kommt ihr gleich(21) !
Les Kerle en question – deux robustes gaillards en manches de chemise – entrèrent et vinrent se camper de chaque côté du fauteuil.
Le plan initial de Fandorine était simple : une fois Jasmin à proximité, lui flanquer un coup, du bout de son soulier pointu, en un point douloureux, sous le genou gauche ; l’individu se pliant en deux, lui administrer de même un uwa uchi à la pointe du menton. Puis se pencher et ronger la corde. En l’espace de quinze, vingt secondes, ses mains auraient été libres. Mais en nombreuse compagnie, impossible d’exécuter ce genre de french cancan. Force serait par conséquent d’attendre l’arrivée de Lust. Il n’aurait qu’à feindre une sage disposition à négocier. Pourvu seulement que l’autre donnât l’ordre de le détacher, et là il trouverait toujours un moyen.
Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils font ? s’étonna-t-il.
Les agents étaient en train de délier les mains du prisonnier. Certes, Jasmin avait sorti un pistolet : précisément le Parabellum qu’Eraste Pétrovitch lui avait généreusement laissé la veille.
Fandorine leva la tête. Deux paires d’yeux le fixaient d’en haut d’un air menaçant : à gauche bleus, ourlés de cils presque blancs ; à droite, marron avec des cils roux.
— Doucement, dit le blondinet.
— D’accord, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton pacifique.
Sans prêter attention au Parabellum, il porta simultanément deux coups de ses paumes ouvertes, qui décrochèrent tout aussi simultanément deux mâchoires inférieures. Un truc simple, sans danger pour la vie ni pour la santé, mais efficace : l’adversaire se trouvait hors de combat.
Weissmüller regarda, stupéfait, Fandorine qui se levait de son siège, puis ses deux collègues qui, bouche béante, poussaient des sons inarticulés.
Enfin il se ressaisit et pressa la détente. Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas pris, la veille, le Parabellum entre ses mains pour qu’il restât en état de fonctionner.
S’ensuivit un claquement sec, puis un autre. Mais pas de coup de feu.
Fandorine avait accumulé contre Jasmin toute une liste de griefs. Primo, il ne pouvait pardonner au gredin de lui avoir si gauchement brutalisé le cou. Secundo, le pistolet étant braqué droit sur son cśur, s’il n’avait pris ses précautions la veille, il serait déjà étendu raide. Et puis, tertio, il n’était pas permis d’user d’une eau de Cologne aussi infâme auprès de quelqu’un qui avait le crâne en compote.
Sautant en l’air, Fandorine frappa son ennemi d’un coup de pied en plein front. Cela s’appelait ushigoroshi, « abattage du taureau ». Commotion cérébrale intense avec issue létale instantanée.
Et que croyiez-vous, Mein Herr ? Im Krieg ganz wie im Krieg(22).
Eraste Pétrovitch récupéra ses biens étalés sur la table, sous les yeux ébahis des deux nigauds.
— Transmettez mon salut à m-monsieur le consul.
Sur quoi il sortit.
Il descendit l’escalier pour gagner la rue et découvrit qu’il se trouvait au centre même de la partie européenne de la ville, rue Nicolas-Ier, presque en face du conseil municipal.
Au-dessus de la porte d’entrée resplendissait une plaque de cuivre parfaitement astiquée :
Compagnie d’assurances « Chabot et associés »
Vienne – Budapest – Bakou
Automobiles et calèches passaient devant lui, des citadins accablés de soleil se promenaient sur le trottoir d’un pas indolent.
Je me demande comment ils comptaient sortir mon cadavre d’ici. Ils devaient bien avoir un plan en cas d’échec des négociations. Qu’ils l’expérimentent sur Jasmin. Ils sauront désormais comment s’y prendre avec Fandorine.
La guerre n’était pas déclarée, mais, dans les faits, elle avait déjà commencé. Comme à l’ordinaire, le réseau de saboteurs était entré en action alors que les canons ne tonnaient pas encore. L’opération visant à mettre en panne les puits de pétrole de Bakou, n’était-ce pas une action hostile ? Bon, et où il y a la guerre, messieurs les Autrichiens, il y a aussi des cadavres.
Et puis, il ne fallait pas me saisir à la gorge par-derrière, pensa Eraste Pétrovitch, toujours furieux, sur quoi il fut secoué d’un frisson au souvenir de l’odeur du jasmin. Mais l’habitude de s’interroger sévèrement sur tout acte litigieux réclamait une mise au point immédiate.
Il n’était absolument pas nécessaire de tuer Weissmüller. J’ai tranquillement fauché une vie humaine, songea Fandorine, juste parce que j’étais en colère, et j’ai encore plaisanté en moi-même sur le sujet. Mais quand on tue durant près de quarante ans d’affilée, cela cesse de choquer. Il ne sert à rien de me mentir. Je crois que la lutte contre le Mal m’a peu à peu transformé en monstre… Cela dit, cette difficulté sur laquelle l’humanité se casse la tête depuis des millénaires ne saurait être résolue à la va-vite. Laissons-la pour le nikki.