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— Oui, bien sûr, répondit Eraste Pétrovitch d’un air malheureux.

— Ouf…

Joukovski s’essuya le visage avec son mouchoir puis se tourna vers ses collaborateurs.

— Colonel, j’ai besoin de toute urgence d’une liaison directe avec Tsarskoïe Selo.

— Désolé, Votre Haute Excellence. Je crains qu’il ne soit impossible d’utiliser la ligne de l’hôtel. J’ai donné l’ordre de se procurer tout le nécessaire auprès de l’état-major de la flottille de la Caspienne. Mais cela va prendre deux ou trois heures…

— Alors voilà, fit le général en se levant. Transportons-nous dans les locaux de la direction de la Gendarmerie. Il y a là-bas une ligne directe avec le ministère, et par conséquent on pourra joindre même le souverain. Je dois dans les plus brefs délais informer Sa Majesté que je vous ai trouvé et que vous êtes d’accord, expliqua-t-il à Fandorine. Et, au fait. Félicitations pour votre promotion au grade de conseiller d’État effectif. Désormais, vous êtes vous aussi une « Haute Excellence »…

— Quelle est la raison d’une t-telle distinction ?

— Vous voulez dire « quel est le but ». Vous savez l’importance que les Allemands accordent aux grades. Le décret est déjà rédigé et sera signé sur-le-champ. En outre, vous recevrez une lettre patente vous conférant des pouvoirs spéciaux, ainsi que des messages personnels écrits de la main de Sa Majesté à l’intention des monarques autrichien et serbe. Je vous remettrai ces bélinogrammes à la gare. Cette nuit, quand les documents seront prêts, vous partirez par convoi spécial pour Batoumi. Un yacht rapide vous attendra là-bas au port. Dans quarante-huit heures, vous serez à Vienne. Les Autrichiens insistent sur le fait que c’est d’eux que vous devez recevoir vos instructions, au cours d’une audience impériale. Vous avez des questions ?

Abasourdi, Eraste Pétrovitch se massa le point de concentration, situé exactement au milieu du front.

— Par c-conséquent, je suis libre jusqu’à cette nuit ? J’ai besoin de régler quelques affaires.

— Jusqu’à minuit, précisa le général. Si certains documents n’ont pas le temps d’arriver, vous les recevrez à Batoumi. Pour l’instant, en vertu des pouvoirs dont je dispose, je vais vous délivrer un papier qui vous aidera dans vos démarches. Colonel ! Où est le mandat préparé pour M. Fandorine ?

L’officier lui tendit une enveloppe. Tapée sur vélin à en-tête de l’adjoint du ministre de l’Intérieur, portant signature et cachet de cire, la lettre indiquait que le porteur de la présente, le conseiller d’État effectif E. P. Fandorine, était chargé d’une mission secrète de haute importance pour l’État, en conséquence de quoi toutes les unités de police et de Gendarmerie étaient tenues d’obéir sans discuter à ses ordres, et les services civils invités à lui prêter toute assistance dont il aurait besoin.

— J’ai une r-requête, primordiale. Mon collaborateur a été blessé et se trouve dans un hôpital de la ville…

Joukovski agita la main d’un geste impatient.

— Dites simplement au colonel ce qu’il faut faire, ce sera exécuté point par point. S’il faut un transport, on s’en occupera. S’il faut des soins particuliers, on y pourvoira. Ne pensez plus qu’à Vienne et à Belgrade, ne vous laissez distraire par rien d’autre. Je vous fournirai une escorte composée de mes meilleurs agents, et à Batoumi une équipe de trois secrétaires se joindra à vous.

— Je n’ai pas besoin d’escorte, coupa Fandorine.

Les Autrichiens comprendraient tout de suite qu’il s’agit de cadres du renseignement, songea-t-il, et me traiteraient avec suspicion. Et puis je n’ai que faire de nounous appointées par l’État.

— Je n’ai pas besoin non plus de secrétaires. J’en embaucherai sur place : un Autrichien et un Serbe.

Le général hocha la tête d’un air entendu.

— Eh bien, ça peut se justifier en effet. C’est à vous de voir.

— Quant aux gardes du corps, il m’en s-suffit d’un. Un homme éprouvé, expérimenté. Il me sera utile. Seulement…

— Quoi « seulement » ?

— Il est en délicatesse avec la loi.

— Eraste Pétrovitch ! lâcha Joukovski d’un ton suppliant alors qu’il atteignait la porte. Je vous l’ai déjà dit : ne perdez pas de temps avec des vétilles ! Le souverain attend. Communiquez à Emmanuel Karlovitch le nom de votre protégé, et tout sera réglé. Une dernière chose : c’est d’ici, depuis l’hôtel, qu’on vous conduira à la gare, au lieu de rendez-vous. Aussi veuillez vous trouver dans votre chambre à minuit moins le quart.

Et la porte se referma en claquant derrière Sa Haute Excellence.

Le directeur du Département de la police, qui jusqu’alors s’était tenu muet, se leva aussitôt de sa chaise et prononça d’un ton égal :

— Eh bien, cher monsieur, maintenant que le général Sturm-und-Drang(23) est reparti au galop, causons un peu des affaires bakinoises, posément et en détail.

Même quand il plaisantait, le lugubre Saint-Estèphe s’abstenait de sourire.

— À la différence de Vladimir Fiodorovitch, je suis moins préoccupé par les questions de politique européenne que par la grève. C’est pour cette raison que je suis venu. Quelque tournure que prennent les événements dans les Balkans, le pays ne doit pas rester sans pétrole. Ce serait lourd.

De quoi la chose serait lourde, le directeur du Département de la police ne se donna pas la peine de l’expliquer. Il n’en était pas besoin pour comprendre.

Fandorine énuméra les mesures qu’il était, à son avis, nécessaire de prendre : adresser une sévère remontrance aux industriels du pétrole et prévoir des équipages de secours sur les navires et des brigades de réserve dans les trains.

— C’est trop tard, déclara Emmanuel Karlovitch en hochant la tête quand il eut terminé. J’aurai, bien sûr, un entretien avec les gros bonnets de Bakou, mais ce sera sans effet à présent. Aujourd’hui, à midi pile, toute la flottille pétrolière de la Caspienne s’est brutalement mise en grève. Dans le même temps, l’union des cheminots a déclaré qu’elle s’associait au mouvement. Et ce qui est surprenant, sans agitation préalable et sans revendications affichées. Plus aucun produit pétrolier ne peut plus être livré, à l’exception du pétrole lampant. Les terminaux et les parcs de réservoirs de Tsaritsyne contiennent une semaine de réserves. Voilà le délai dont nous disposons pour faire cesser la grève. Encore heureux que l’oléoduc appartienne à l’État. Sans kérosène, ce serait proprement la catastrophe.

— Aujourd’hui à midi ? répéta lentement Fandorine. Les équipages des navires et les cheminots ? Sans avertissement ni r-revendication ?

— Précisément. On sent derrière tout cela une main de fer, une volonté unique et une organisation parfaite. Vous disiez tout à l’heure qu’à votre avis une grosse opération se préparait ? Sa Haute Excellence vous a interrompu, mais cela m’intéresse vivement. Avez-vous une hypothèse concrète ?

— Par exemple une grève concertée de tous les travailleurs des transports, répondit Eraste Pétrovitch. Mais c’est fait maintenant.

Le directeur du Département de la police hocha la tête, toutefois Fandorine changea de sujet :

— L’homme dont j’aurai besoin dans les Balkans est un criminel actuellement recherché.

— Des crimes graves ? Liés à la politique ?

— Pas politiques, mais très graves, oui. Des meurtres, y compris, sans doute, de fonctionnaires du gouvernement, une évasion de prison et Dieu sait quoi encore. Probablement assez pour dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité.

— Dans ce cas, ce n’est pas de mon ressort.