Saint-Estèphe réfléchit, les yeux mi-clos.
— Je pourrais lui délivrer un passeport d’agent secret, établi sous un faux nom, mais à son retour en territoire russe, votre bandit serait arrêté. Mieux vaudrait qu’il reste à l’étranger.
Imaginer Kara-Gassym vivant hors des limites de Bakou était chose impossible. Et d’ailleurs il n’accepterait jamais.
— Disons que je participerai à l’enquête serbe à la condition que la grâce impériale soit accordée à mon collaborateur.
— Encore une fois, ce n’est pas de ma compétence. Cependant, je suis certain que si votre mission est couronnée de succès, cette demande sera satisfaite.
Qu’ils essaient seulement de ne pas la satisfaire, pensa-t-il. Mais il a raison : ce n’est pas avec le directeur du Département de la police qu’il convient de parler de ça.
— Je vais régler quelques d-dernières affaires en ville, annonça Eraste Pétrovitch en se levant. Je serai de retour dans ma chambre pour minuit. Ad-dieu.
Chez Gassym, l’escalier était, ainsi que d’habitude, encombré de solliciteurs. Comme Fandorine les saluait, ils hochèrent la tête sans rien dire et l’accompagnèrent des yeux – d’un regard vide de curiosité et, de manière générale, de toute émotion.
Le gotchi était assis, occupé à prendre le thé avec un vieillard à barbe blanche.
— J’ai une affaire pour toi, urgente, déclara Fandorine d’un air sombre.
— Eh ! moi aussi j’ai un affaire urgent pour toi, répondit Gassym. Mais un affaire peut toujours attendre. Assieds-toi, bois le thé.
— Mon affaire à moi ne peut pas attendre.
Eraste Pétrovitch posa sur le vieil homme un regard éloquent. L’autre se leva, salua et sortit.
— Tu es pas poli, Yurumbach. Pourquoi tu as chassé le brave homme ? J’ai ramené tes artistes, jusqu’au l’hôtel. Je rentre au maison, les gens m’attendent. Ils attendent depuis longtemps. L’homme vieux, le barbe blanc, est venu parler. Aïe, quelle honte ! Barbe blanc est venu pas pour moi, pour toi il est venu.
— Pour moi ?
Fandorine tourna la tête vers la porte.
— Mais qui est-ce ?
— Un vieux. Il a dit le nom, j’ai pas retenu. Mahmoud, Maksoud. On se fiche du nom !
Le gotchi balaya la question de la main.
— Il a dit un chose important. Tu vas être heureux.
— Moi ? Pourquoi ?
— Il est vivant. On peut à nouveau le tuer, dit Gassym avec un sourire carnassier.
— Qui est vivant ?
— Pivert.
Le menton d’Eraste Pétrovitch s’affaissa de manière disgracieuse.
— Comment est-ce possible ?! Et d’ailleurs comment le vieux connaît-il l’existence du Pivert ?
— Barbe blanc sait que je cherchais Pivert. C’est pour ça qu’il est venu. Il dit on a vu aujourd’hui la Pivert. Elle est vivante, en bonne santé.
— Mais le c-cadavre ? Avec les mains coupées…
— Je le sais ? répliqua le gotchi avec un haussement d’épaules. Toi et moi avons tué quelqu’un pas le bon. Cette chienne de Choubine nous a trompés. Mais Barbe blanc que tu as chassé (aïe, quelle honte !) ne va pas mentir. S’il a dit qu’on a vu la Pivert, c’est qu’on l’a vu.
— Où l’a-t-on vu ? Quand ? demanda Fandorine, toujours incrédule.
— Dans la journée. Dans la Ville Noire. Près de le station où on pompe le kérosène.
— Que faisait-il là-bas ? S’il s’agissait bien du Pivert, évidemment.
— Barbe blanc dit là-bas des gens réparaient le route à côté le station. Comme des ouvriers, mais c’étaient pas les ouvriers. Une homme s’est approché d’eux, elle a chuchoté longtemps. C’était la Pivert. Le petit-fils du vieux la connaît. Il est allé le dire au grand-père. Le grand-père est venu me voir. Ensuite tu es venu, tu as chassé le grand-père. Aïe, c’est pas bien !
Cette fois, Fandorine y croyait. Il venait d’avoir une illumination.
Pour que le blocus pétrolier soit complet, il ne restait qu’une opération à réaliser : mettre hors de service l’oléoduc national. Il ne fera jamais grève, aussi les révolutionnaires ont-ils l’intention d’y commettre un sabotage, songea-t-il. Tout concorde ! Le Pivert est bel et bien en vie !
Les idées défilèrent dans sa tête à toute allure.
Il faut immédiatement alerter Saint-Estèphe ! Mais que peut-il faire ? Il n’a que la police sous ses ordres, or à Bakou on ne peut compter sur elle. Il faudrait faire appel à la troupe. Mais si on envoie des renforts à la station, le Pivert n’osera pas agir. Il portera le coup plus tard, quand je serai parti. Il trouvera bien quelque chose, ce n’est pas l’imagination qui manque à cet individu. Non, il convient de le neutraliser une bonne fois pour toutes !
— J’ai besoin de réfléchir, dit Fandorine.
— Va, écris. Ta cahier est posé là où toujours. Mais moi je vais te dire sans la cahier.
Gassym se tapota le front.
— La Pivert veut mettre le feu au station de pétrole. Cette nuit. Il y a là-bas beaucoup, très beaucoup de kérosène, elle brûle bien. Il y avait la Ville Noire, il y aura la Ville Rouge.
Sur quoi il éclata de rire, heureux de son trait d’esprit.
刀
« Gassym se trompe. Ce n’est pas seulement la station qui brûlera. L’incendie se propagera par tout l’oléoduc, à des centaines de kilomètres, jusqu’à Batoumi. C’est là le projet des révolutionnaires.
Comment empêcher que la station soit la cible d’une attaque ?
Il n’est pas besoin de renforts. La garde, là-bas, est déjà suffisamment nombreuse. Le plan du Pivert ne peut reposer que sur l’effet de surprise.
Qu’essaierais-je à sa place ?
Supposons que j’aie des hommes sous la main. Des armes et des explosifs en quantité.
Il suffit probablement de s’introduire dans la place et de couvrir d’un tapis de bombes les réservoirs de kérosène. Un incendie éclatera, et la suite se déroulera toute seule. Un jeu d’enfant.
Conclusion : affecter toutes les forces disponibles à la protection du périmètre. On peut lever la garde intérieure, elle ne sert à rien.
En outre, il convient de ratisser les terrains attenants. Dans la soirée, les saboteurs se concentreront quelque part dans le voisinage.
Tout cela, je peux m’en charger sans l’aide de personne. Mon mandat me donne ce genre de pouvoirs. »
Fandorine repoussa son cahier avec un soupir satisfait, puis retourna auprès de Gassym.
— Nous allons encore chasser la Pivert cette nuit ? demanda le gotchi tout en mâchant une galette. Nous allons au station ?
— Je n’aurai pas b-besoin de toi là-bas. Et puis, ça ne te vaudrait rien. Des gendarmes, un régime spécial. S’ils te voient, ils t’arrêtent sur-le-champ.
Eraste Pétrovitch s’abstint de donner la vraie raison pour laquelle il avait décidé de ne pas prendre Gassym avec lui. Avec le papier magique du général Joukovski, il aurait pu faire entrer n’importe qui sur un site hautement protégé, même Ali Baba et les quarante voleurs, mais les hommes du Pivert tenaient certainement la station sous surveillance, et Kara-Gassym était une personnalité connue en ville. Ils le reconnaîtraient et se tiendraient sur leurs gardes. Impossible de grimer pareil ours.
— Maintenant il faut que je d-dorme un peu. Deux heures exactement. Je vais m’allonger dans la pièce la plus éloignée. Qu’aucun de tes visiteurs ne vienne y fourrer son nez !
— Je placerai mon poignard sur le seuil. Personne ne le franchira. Dors tranquille, Yurumbach.
Fandorine s’étendit sur le tapis et adopta la posture de relâchement total.
Tout ce qui pouvait être fait a été fait, constata-t-il. Tout ce qu’il faudra encore faire, je le ferai. Et maintenant, rideau. Deux heures de bienheureuse vacuité.