Saint-Estèphe avait poussé un soupir et s’était résigné.
« À la grâce de Dieu ! Je reste à côté de l’appareil. »
L’officier de service chargé de la sécurité, le capitaine Vassiliev, avait exécuté point par point les ordres reçus par téléphone.
— Aucun changement n’a été apporté à l’emploi du temps habituel avant l’arrivée de Votre Haute Excellence. Seuls moi et mon adjoint, le capitaine Simonachvili, sommes au courant de la menace de sabotage. Sait-on en quoi consiste au juste le plan des criminels ? Que faut-il redouter ? Un assaut, une sape, une attaque de lanceurs de bombes ?
— Je l-l’ignore. J’ignore également à quel moment l’opération aura lieu. Aussi, ne perdons pas de temps. Faites-moi visiter le site, puis allons à l’intérieur.
L’inspection révéla ce qui réclamait d’être observé : il y avait là quantité de petites constructions, cabanes de service, remises, guérites, locaux de stockage. Si un groupe de terroristes parvenait à pénétrer dans les lieux, il ne lui serait pas difficile de se cacher.
Comment le Pivert s’y prendra-t-il pour entrer ? s’interrogea Fandorine. Ah ! le diable le sait. Cependant, il ne compte tout de même pas prendre d’assaut, de front, un objectif gardé par tout un bataillon de gendarmes ? C’est donc qu’il a imaginé une ruse. Peut-être lui et ses hommes sont-ils déjà quelque part ici. Ils attendent le moment favorable ou l’heure convenue.
— Bien. M-montrez-moi où se trouvent les points vulnérables de la station.
— Nous avons soigneusement examiné les mesures de sécurité contre les incendies, expliqua le capitaine chemin faisant. Tout est recouvert d’une épaisse couche de laque ininflammable. Les tuyaux par lesquels le kérosène arrive des raffineries sont, à l’extérieur, réfractaires. L’unique zone où un départ de feu, ou a fortiori une explosion, représenterait un danger, c’est la salle de pompage. Mais vous allez voir comme elle est sévèrement protégée.
Le couloir qu’ils avaient emprunté décrivait un coude avant d’aboutir à une porte. Au-dessus de celle-ci scintillait un étrange arc métallique. Un planton, Mauser à la ceinture, salua l’officier et tendit la main sans rien dire.
Vassiliev entreprit de dégrafer son étui de pistolet.
— C’est une innovation technique, un détecteur de métaux. Si quelqu’un tente d’entrer ici avec un objet métallique pesant plus de cent grammes, un signal d’alarme se déclenche. C’est pourquoi il faut déposer son arme. Même moi. Tout peut arriver ! Qu’un coup de feu parte tout seul, que la balle ricoche… Ça fait peur, rien que d’y penser. Dans la salle de pompage, la garde n’est armée que de poignards à lame courte rangés dans des fourreaux de cuir.
Tous deux remirent leurs pistolets à la sentinelle, le capitaine déboucla également son sabre.
Ils suivirent ensuite un couloir d’une blancheur aveuglante. Sans l’odeur forte et pénétrante de kérosène, on eût pu penser qu’il s’agissait d’une clinique ou d’un laboratoire scientifique ultramoderne.
À chaque pas s’entendait davantage un terrible bruit de forge, comme le souffle profond de quelque géant hors d’haleine qui se fût trouvé à proximité.
— C’est ici le cśur de l’industrie du kérosène. Ici se rejoignent, tels des vaisseaux sanguins, les pipelines de toutes les raffineries, expliquait le capitaine d’une voix vibrante, visiblement fier de sa mission. Une puissante pompe Watt propulse dans l’oléoduc le kérosène qui nous arrive, et imprime au liquide une poussée telle qu’il atteint une vitesse de dix mètres à la seconde. À la station suivante, distante de cinquante kilomètres, le kérosène est à nouveau pompé. Et ainsi de suite jusqu’à Batoumi ! En une année, il part d’ici près d’un million de tonnes de pétrole lampant. Nous fournissons de la lumière à toute la Russie et à la moitié de l’Europe !
Il ouvrit une porte en acier et poursuivit ses explications en criant, tant le souffle cadencé était devenu assourdissant.
À l’autre bout de la vaste salle, une cuve énorme, aux flancs scintillants, atteignait presque la hauteur du plafond, lequel s’élevait à plus de dix mètres. Des tuyaux couraient en haut des murs, et même carrément en l’air, qui amenaient le kérosène à la pompe.
— Un piston de plusieurs tonnes se déplace à l’intérieur, un « piston plongeur », brailla Vassiliev en montrant le gigantesque tonneau. Un moteur électrique, nous avons notre propre générateur ! Si l’alimentation en courant est coupée, la pompe s’arrête tout bonnement. Mais si la moindre étincelle tombe par là, dans la prise d’air… Vous voyez, au-dessus du palier supérieur de l’escalier ?
Mais Fandorine ne leva pas la tête, occupé qu’il était à examiner la salle.
Deux techniciens en blouse bleue s’affairaient dans un coin, assis à croupetons. Deux sentinelles, chacune le poignard à la ceinture, se tenaient de chaque côté de l’escalier métallique dont parlait le commandant de la garde.
— Et aucune personne étrangère ne p-peut entrer ici ?
— Aucune.
— Existe-t-il un autre accès que le couloir par lequel nous sommes arrivés ?
— Non.
Eraste Pétrovitch parcourut encore une fois le local des yeux, avec attention.
— Combien avez-vous d’hommes disponibles, capitaine ?
— La première et la troisième compagnie ont pris la relève. D’après le tableau des effectifs, cela représente trois cent cinquante-huit hommes.
— Comment la garde est-elle répartie ?
— Conformément aux instructions. Quatre pelotons protègent le bâtiment de la station de pompage. Deux sont affectés sur le poutour du site, aux miradors et aux postes de contrôle. Deux autres patrouillent sur le térritoire intérieur. Une souris ne pourrait s’y faufiler, Votre Haute Excellence.
— Nous sommes trop peu pour qu’une s-souris ne puisse passer. Il faudrait l’attraper…
Fandorine se dirigea vers la sortie, le capitaine sur ses talons.
— Nous n’allons pas rester assis à attendre que les criminels jugent bon de nous attaquer. Nous allons porter un coup préventif, et contrarier leur plan. Nous aurons besoin de tous vos hommes. Il n’y a personne à redouter à l’intérieur. Notre mission principale est de défendre le p-périmètre.
— D’après les ordres, je n’ai le droit en aucune circonstance de laisser la salle de pompage sans protection.
— Combien d’hommes cela représente-t-il ? Deux à l’intérieur, et un à côté du détecteur ? dit Eraste Pétrovitch avec un geste indifférent. Resteront également à leur poste les sentinelles en haut des miradors, et la garde à l’entrée. Tous les autres sortiront. Vous établirez un cordon ininterrompu tout autour de l’enceinte. Combien faudra-t-il de monde pour cela ?
Le capitaine se livra à un rapide calcul :
— Quatre cent vingt mètres de périmètre. À raison d’un homme tous les trois mètres, il en faudra cent quarante, autrement dit trois pelotons et demi.
— P-parfait. Vous partagerez les autres en deux groupes. Vous prendrez la tête de l’un, le second sera commandé par votre adjoint. À partir du portail, vous vous étirerez en ligne sur deux rayons et ratisserez la zone attenante en tournant, un groupe progressant vers la gauche, l’autre vers la droite. Vous avez compris la mission ?
— Parfaitement, répondit Vassiliev d’une voix mal assurée. Mais alors il n’y aura presque plus personne à l’intérieur.
— La station sera scellée hermétiquement par le cordon externe. Le portail sera toujours g-gardé. Je resterai moi-même à l’intérieur, puis me joindrai au groupe qui aura découvert l’adversaire et engagé le combat. Si jusqu’à maintenant nous avons fait mine de ne rien soupçonner, à présent le facteur décisif est la rapidité. Donnez le signal d’alerte, commandez « Aux armes ! ». Et puis vite, au pas de course. Il est vingt-deux heures quarante-neuf. À onze heures pile, et pas une seconde plus tard, l’opération de ratissage doit commencer. Exécution !