— Vous avez envoyé exprès le vieux chez Gassym.
C’était là un constat de la part d’Eraste Pétrovitch, et non une question. Tout s’éclaircissait peu à peu.
— Mais comment avez-vous su que le général Joukovski allait venir et m’octroyer des pouvoirs spéciaux ?
— Les télégrammes chiffrés volaient entre Saint-Pétersbourg et Bakou. Je les ai lus. J’ai un homme qui travaille au télégraphe du ministère…
La voix était pensive. Le Pivert digérait ce qu’il venait d’entendre.
— Oui, vous m’avez habilement feinté avec votre journal intime, Votre Défunte Haute Excellence.
Et voilà, maintenant il fallait parler très vite, car après ces mots, le coup de feu devait suivre. Le Pivert avait les réponses à toutes ses questions.
— Vous serez encore curieux d’apprendre une chose…, dit Eraste Pétrovitch sans aller plus loin.
Pas un homme au monde ne serait capable de tuer celui qui commence une phrase de cette manière.
— Laquelle ?
Mais rien. Je baratine, répondit Fandorine en son for intérieur.
À partir de cet instant, il interdit à son cerveau tout travail de pensée. Il convenait à présent qu’il s’en remît entièrement à son corps, seul capable de le sauver en pareille situation. Les réflexes naturels étaient plus rapides et immédiats que n’importe quel acte conscient.
Sans se redresser, il effectua une culbute en avant. La balle siffla, fendant l’air juste au-dessus de lui.
Puis il roula sur le flanc et se releva d’un bond. Une gerbe de poussière jaillit à ses pieds.
L’heure était venue du « carrousel ». Eraste Pétrovitch prit un bref élan et se lança dans une série de roues, se repoussant avec les mains à chaque rotation. L’adversaire eut le temps de tirer encore trois fois avant que Fandorine se retrouvât dans l’angle mort et se collât au mur, au coin de la maison.
Le Webley contenait sept balles. Force serait par conséquent de s’exposer encore deux fois.
Se déplaçant sans un bruit, Eraste Pétrovitch contourna la bicoque par l’arrière pour couper la retraite à l’ennemi. À une si faible distance, il eût entendu le moindre frôlement et déterminé les gestes de l’adversaire. Mais tout était silencieux dans la maison. Le Pivert n’avait pas bougé. Il attendait.
Ce monsieur a du sang-froid, il n’y a pas à dire, reconnut Fandorine. Heureusement qu’il lui reste deux balles et non une seule. Il serait bien capable de dépenser la dernière pour lui, alors qu’ainsi notre homme a l’illusion de pouvoir encore prendre le dessus. Comment s’emparer de lui là-dedans ? La baraque est minuscule. Si je force la porte ou que je saute par la fenêtre, à bout portant il ne me ratera pas.
L’art de « ceux qui se déplacent sans bruit » enseigne ceci : quand tu es désarmé, regarde bien autour de toi et tu trouveras forcément une arme.
Fandorine regarda bien autour de lui. Il n’en repéra aucune. En revanche, il aperçut le reflet un peu mat d’une flaque de pétrole, comme on en voyait par centaines dans la Ville Noire.
Il ôta son pantalon moulant, pour ne plus garder sur soi que son pagne. Il avait vêtu celui-ci en prévision d’épisodes mouvementés, et non par amour de l’exotisme. Nouée d’une certaine manière, la bande d’étoffe stimulait judicieusement le tanden, ce point d’énergie situé à un sun au-dessous du nombril.
Eraste Pétrovitch trempa le vêtement japonais dans l’épais liquide noir et malodorant. Il fronça le nez. Quelle immonde saleté, tout de même, que ce pétrole ! Impossible, décidément, d’y échapper !
Il s’en enduisit du sommet du crâne jusqu’aux talons et redevint tout noir, se fondant à nouveau avec la nuit.
Il portait, fixé sous l’aisselle au moyen d’un sparadrap spécial, le nécessaire de base du ninja : une lame souple et étroite avec un côté à dents de scie (il n’en aurait pas besoin) ; une sarbacane à fléchettes empoisonnées (même chose) ; le briquet à amadou à l’épreuve de l’eau (lequel, en revanche, convenait exactement à son dessein).
Un ricanement lui parvint de la maison.
— Qu’est-ce que vous fabriquez là, Fandorine ? Revenez donc éclairer ma lanterne.
Il est en face de la porte, donc… Dos aux fenêtres, entre l’embrasure centrale et celle de gauche… Je vais t’en donner, de la lumière, attends un peu.
Eraste Pétrovitch observa la lune vers laquelle, lentement mais sûrement, flottait un nuage de bonne taille, noir et dense. Il ne lui restait plus qu’une minute ou deux à attendre.
— Vous ne sauriez pas, par hasard, qui nous avons occis à votre place la nuit dernière ? demanda Fandorine, dans l’espoir de soutirer encore quelques informations à l’adversaire.
Mais l’autre ne mordit pas à l’hameçon.
— Les règles du jeu ont changé. Plus aucune révélation. Si vous vous laissez descendre, alors soit, avant de vous tuer, je satisferai votre curiosité.
C’est un indice, se dit Eraste Pétrovitch. Il connaît l’identité de l’homme aux mains coupées.
La lune s’obscurcit soudain, avant de disparaître tout à fait, laissant la Ville Noire plongée dans une nuit totale.
Au même instant, Fandorine battit le briquet et enflamma le tissu imbibé de pétrole.
Il cligna les paupières pour ne pas être ébloui par la flamme, courut jusqu’au trou béant de la fenêtre et jeta son flambeau à l’intérieur.
Comme il convenait de s’y attendre, le Pivert se retourna et appuya d’instinct sur la détente. Fandorine, cependant, avait déjà gagné d’un bond la fenêtre suivante. Il plongea par-dessus l’appui, se plaqua au sol et se figea.
L’homme au pistolet, éclairé à présent par les flammes, pivota vivement sur son axe, mais ne put distinguer la silhouette noire collée à la terre battue.
Pourvu qu’il ne se tue pas !
Eraste Pétrovitch recourut alors à un subterfuge parfaitement enfantin, qui ne figurait pas dans les préceptes du ninjutsu. Il dit tout haut : « Ouah ! », et roula sur le côté.
Levant la main, le Pivert tira sa septième balle. Des éclats volèrent, détachés du mur.
— Eh bien voilà.
Fandorine se releva sans hâte.
— Vous avez eu tort d’hésiter. Vous auriez dû en finir tout de suite, dès lors qu’il ne vous restait plus qu’une cartouche à tirer. Allons-nous nous battre, ou bien préférez-vous vous rendre maintenant ?
La main en visière au-dessus de ses yeux, l’adversaire vaincu avait beau scruter l’ombre, il continuait de ne rien voir.
Eraste Pétrovitch s’approcha.
— Restez où vous êtes, Votre Haute Excellence. Vous êtes sale comme un cochon. Vous allez souiller mes vêtements, déclara Ulysse alias le Pivert, avec un calme confondant. Non, je ne vais pas me battre avec vous. Et je n’ai aucune raison de vouloir mourir. Les bolcheviques ne sont pas des demoiselles hystériques, ils ne se suicident pas. La dialectique nous l’enseigne : chaque défaite est une marche vers la victoire.
Fandorine eût aimé voir le visage de ce philosophe, mais l’homme se tenait dos au feu. Tant pis, il serait toujours temps.
— Ôtez votre veste. Sans geste brusque, autrement je vous casse les deux bras. À t-tout hasard.
Le Pivert quitta sa tunique d’officier avec une louable lenteur, puis se tourna pour montrer qu’il n’avait pas d’autre arme sur lui.
À mi-voix il lâcha :
— Alors, grandes oreilles ? Tu t’en es tiré ? Tu triomphes ?
— P-pourquoi me qualifiez-vous de grandes oreilles ? protesta Fandorine, surpris.
Le prisonnier semblait dans une sorte d’état second. Il se mit à divaguer.
— L’éléphant finira pas crever d’une manière ou d’une autre, dit-il. Et vous, le magicien japonais, n’aurez fait qu’empirer les choses. La révolution de toute façon éclatera. Mais il faudra d’abord en passer par une guerre mondiale. Au lieu de pétrole, ce sont des millions de vies qui serviront de combustible. Et viendront les Ténèbres, et après elles, la Lumière.