Tous ces ardents révolutionnaires sont au fond des malades mentaux, songea Eraste Pétrovitch. Ce n’est pas à la potence ni au bagne qu’il faudrait les envoyer, mais à l’hôpital psychiatrique.
— Il n’y aura aucune guerre mondiale, assura-t-il au Pivert tout en palpant les coutures de ses vêtements. Vous pouvez m’en croire… Tournez-vous vers la lumière. Je veux vous regarder.
Les deux ennemis jurés se dévisagèrent durant plusieurs secondes.
Il ressemble à un démon, jugea Fandorine. Ses yeux sont comme de feu liquide, mais ce sont les flammes qui s’y reflètent. Quant aux ombres pourpres, elles n’ont pas d’autre origine. Voilà toute l’explication de cet air infernal.
Le pantalon japonais acheva de se consumer. La lumière s’éteignit.
Mais l’obscurité ne dura guère. Presque aussitôt, surgissant de derrière le nuage, la lune se remit à briller.
Un conte cruel
Fandorine avait vérifié bien des fois cette importante vérité. L’accueil qu’on réserve à un homme ne dépend pas de l’habit qu’il porte, mais de tout autres paramètres : l’expression des yeux, la manière de parler, les gestes, alors qu’il pourrait aussi bien être nu.
Qu’aurait dû faire, a priori, le planton du poste de police en voyant débouler, au beau milieu de la nuit, un individu presque nu, couvert de boue poisseuse, traînant par le collet un autre homme d’aspect autrement plus décent ? La réponse paraît évidente : donner un coup de sifflet pour alerter la brigade, arrêter sur-le-champ le gueux noir de crasse et libérer sans plus attendre le monsieur convenable. Mais la voix avec laquelle le visiteur inattendu ordonna « L’officier de service, ici, et v-vivement ! » était telle que l’agent se leva d’un bond, reboutonna son col et fila à toutes jambes chercher l’adjoint du commissaire de quartier, qui ronflait béatement dans son bureau.
Cinq minutes plus tard, le prisonnier se trouvait derrière les barreaux, sous la surveillance vigilante de deux sergents de ville, revolver au poing, cependant qu’Eraste Pétrovitch s’entretenait au téléphone avec le directeur du Département de la police. Celui-ci savait déjà qu’une tentative de sabotage avait eu lieu à la station de pompage, qu’un officier et trois hommes du rang avaient été tués, mais que l’engin explosif avait été désamorcé.
— J’envoie immédiatement une escorte chercher Ulysse, disait Saint-Estèphe. Il y a longtemps que je rêve de faire sa connaissance. Excellent travail, Eraste Pétrovitch. Je vous informe que le convoi spécial est prêt et vous attend. Vos bagages sont faits, l’aide de camp de Vladimir Fiodorovitch est parti vous chercher à l’oléoduc pour vous conduire directement au train. Je vais téléphoner au capitaine Vassiliev qu’on redirige sa voiture vers le poste de police. Avant une heure du matin vous serez à la gare. M. Joukovski aura tous les papiers.
— Dites à Vladimir Fiodorovitch qu’il ne se p-presse pas trop. J’ai encore à régler quelques affaires. Cela va me prendre deux, trois heures.
— Tout vous est permis à présent. Même de faire attendre le commandant du corps des gendarmes.
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que l’aide de camp de Joukovski arriva. Entre-temps, Fandorine s’était lavé comme il avait pu, ou plutôt râclé. Il n’y avait pas d’adduction d’eau au poste de police, et encore moins d’eau chaude. Reniflant avec dégoût l’odeur qui émanait de sa personne, Fandorine vêtit ce qu’il trouva de plus ordinaire dans sa valise, à savoir un costume de golf couleur sable. Il fourra dans sa poche le Webley déchargé et le Derringer également vide. Son tout-puissant mandat était resté à la station de pompage, mais il n’en avait plus besoin à présent.
— Allons-y, colonel. Quant à vous, ajouta Eraste Pétrovitch en se tournant vers l’officier de service, ne lâchez pas le prisonnier des yeux. Une escorte va bientôt venir le chercher.
Tout son corps lui démangeait sous ses vêtements, sa peau brillait d’un éclat huileux… dans l’ensemble les sensations physiques qu’il éprouvait étaient des plus abjectes. Mais son âme, en revanche, jouissait de l’harmonie retrouvée.
L’odieux sabotage avait été empêché. Le Pivert avait été pris et se trouvait là où devait demeurer un oiseau capturé : en cage. Une mission importante l’attendait. Peut-être la plus importante de sa vie.
Avant son départ, il lui restait trois tâches à accomplir.
— Colonel, à la clinique Huysmans, s’il vous plaît.
— Je n’ai rien à vous dire de réjouissant, déclara le médecin de garde quelques minutes plus tard avec une geste d’impuissance. Le patient est toujours dans un état critique. De l’avis de M. le professeur, la cause principale en est un psychisme déprimé.
— Je vais essayer d’arranger ça, dit Fandorine.
Il raconta à Massa comment s’était terminée la chasse à Ulysse.
— Je suis content, maître. Votre honneur est rétabli, et votre âme apaisée. Par conséquent, je suis en paix moi aussi, répondit le Japonais. Maintenant nous allons rester ensemble, et peut-être finirai-je par me remettre.
Cherchant ses mots, bégayant plus qu’à l’ordinaire, Eraste Pétrovitch expliqua qu’il devait partir sans délai pour Vienne, qu’autrement une grande guerre éclaterait. Il manqua de courage pour regarder Massa dans les yeux.
— Bien sûr, allez-y, maître. Vous ne pouvez pas ne pas y aller. Je prierai pour vous Bouddha et Jésus-Christ, car je ne puis vous aider d’aucune autre manière. Pardonnez-moi.
Restait à annoncer une dernière nouvelle encore plus douloureuse. Fandorine se mordit la lèvre, s’éclaircit la gorge, mais ne trouva pas en lui la force nécessaire pour se lancer.
C’est Massa lui-même qui souleva la pénible question :
— Maître, vous aurez besoin d’un compagnon fiable pour vous protéger. Prenez Gassym-san. Je ne serai pas jaloux, je le jure par le Christ.
Fandorine nota mentalement que le Japonais s’était gardé, dans le cas présent, d’invoquer Bouddha.
— Gassym-san est encore bien mal dégrossi, mais il apprendra. Il ne me vaut pas, bien sûr, mais c’est un être sincère. Un tel homme ne trahira pas, c’est l’essentiel. Prenez-le et ne vous tourmentez pas. Ce n’est la faute de personne, à part moi, si je me suis laissé tirer dessus.
D’un ton sec, pour éviter que sa voix ne tremblât, Eraste Pétrovitch répondit :
— Hum. On m’expédiera deux fois par jour, matin et soir, un télégramme pour m’informer de ton état. Dès que ce sera possible, tu seras transféré à Moscou. Quant à moi, je vais m’efforcer de ne pas faire traîner l’enquête, et dès que je le pourrai, je…
— Ne perdez pas de temps, maître, dit Massa avec lassitude. Allez accomplir ce pour quoi vous êtes né sur cette terre. Allez sauver le monde.
Sur ce, il se tourna vers le mur.
Fandorine regagna l’automobile, le cśur lourd.
S’il demeurait avec Massa, s’il se trouvait constamment auprès de lui, le Japonais se rétablirait à coup sûr. Alors que là, il était très possible que… Une boule se forma dans sa gorge. Et tout le reste de ta vie, se dit-il, tu te rappelleras le choix que tu as fait. Je ne me le pardonnerai jamais. Même le salut du monde, si tant est qu’on arrive à le sauver, ne pourrait être pour moi une justification.
— À la V-vieille Ville à présent. À la porte de Chemakha, annonça Eraste Pétrovitch d’un ton maussade.
L’aide de camp jeta un coup d’śil éloquent à sa montre, mais n’osa pas discuter.