Eraste Pétrovitch ressortit dans la rue plongée dans une obscurité totale, où ne brillait pas la moindre lueur, et tourna la tête vers la droite. De là parvenait une sorte de léger craquement rythmé dont il ne comprenait pas l’origine. Une ombre massive se détacha du mur.
— Tu es vite ressorti, Yurumbach. Je pensais je vais attendre longtemps.
— C’est toi, Gassym ? se réjouit Fandorine. Je m’apprêtais justement à aller te trouver. Mais comment as-tu appris que j’étais ici ?
— C’est Itcheri-Chekher, tout je sais ici. Quand je sais pas, les gens racontent.
Le gotchi haussa les épaules et de nouveau émit un curieux craquement. Il tenait un cornet de papier, dans lequel il puisait avant de porter les doigts à sa bouche.
— Tu veux un kozinaki ? Tu as tort de pas vouloir, il est bon. Tu as tué ton ennemi ? Eh, réponds pas, je vais répondre moi. Tu l’aurais pas tué, tu serais pas allé chez le femme.
— Je te raconterai ça plus tard. J’ai une affaire pour toi, importante.
— Moi aussi j’ai une affaire pour toi, Yurumbach. Mais tu es vieux, tu as le tête blanc. Parle en premier.
C’est bien de traiter avec un homme qui n’aime pas les longs discours, pensa Fandorine. Surtout lorsque le temps presse.
Il posa la question essentielle :
— J’ai besoin de t-ton aide. Tu viendrais avec moi ?
— Où ça ?
— À Vienne.
— Où c’est Vienne ?
— L-loin.
— Plus loin que Chemakha ?
— Plus loin, oui.
Le gotchi se tut, croquant pensivement ses graines.
— Pourquoi aller si loin ?
— Je dois mener une enquête sur l’assassinat de l’archiduc.
— Aïe, aïe ! fit Gassym d’un ton peiné. Qui c’est, ce Larchi ? Un parent à toi ?
On pouvait donc vivre dans une ville moderne, avec des crieurs de journaux à chaque coin de rue, et ne pas avoir la moindre idée de ce qui se passait dans le monde !
— Non, ce n’est pas un parent.
— Un ami ?
Eraste Pétrovitch commença d’expliquer qui était François-Ferdinand et pourquoi il fallait partir sans plus attendre. Le gotchi l’écouta sans l’interrompre.
— Compris. Son oncle est ton ami, et le vieux roi n’a personne qui peut le venger. Il faut l’aider. C’est un bon travail. Pourquoi j’irais pas ?
Il faudra lui acheter à Batoumi des vêtements civilisés, songea Fandorine. Autrement, en Serbie, on le prendra pour un bachi-bouzouk. Il faudra aussi lui enseigner les bonnes manières. Utiliser une fourchette, un mouchoir. Bon, nous avons trois jours de voyage. Nous aurons de quoi nous occuper.
— Un m-moment ! fit Fandorine. Tu disais que toi aussi tu avais une affaire importante pour moi ?
Gassym poussa un soupir.
— Un homme a venu, il apporte une message, il me lit. Message de ton femme.
— De Claire ?
La captive des brûlantes passions lui était, pour dire vrai, totalement sortie de l’esprit. Comment avait-elle pu faire parvenir une lettre à Gassym ?
Il prit la feuille de papier pliée en deux. Craqua une allumette.
Sur le dessus était tracé d’une impétueuse écriture qui lui était familière :
Brave homme, pour l’amour de Dieu ! allez porter ceci à l’hôtel National, à M. Fandorine. Il vous donnera de l’argent ! Claire Delune.
Grimaçant comme pris d’une rage de dents, il déplia le feuillet.
Sauvez-moi ! Je suis détenue dans un endroit affreux. Ma vie est menacée ! Au nom de tout ce qui nous unissait autrefois, au nom de notre amour passé, au nom de la charité qu’on peut témoigner à une femme malheureuse, sauvez-moi !
Votre Claire qui se meurt, indigne de Vous
— L’homme a ramassé le papier et me l’a apporté, dit Gassym d’un ton flegmatique.
— Pourquoi à toi, et pas au National ?
Le gotchi haussa les épaules.
— Je t’avais promis de trouver ton femme. J’ai questionné les gens. Les gens savent.
— Où ton informateur a-t-il ramassé cette l-lettre ?
— Dans la Ville Noire. Il y a un endroit comme ça, la rue Noire, ça s’appelle. Quelle maison, je sais. Nous allons vite sauver le femme, ou bien tant pis pour elle ?
« Qu’elle aille au diable ! Qu’elle se débrouille toute seule avec son adorateur ! » eut envie de répondre Fandorine. Nom d’un chien, le monde est au bord de la catastrophe, chaque heure est précieuse, et il faudrait à nouveau se traîner dans cette ignoble Ville Noire, délivrer Claire de sa prison et la ramener à Bakou. Et puis perdre encore du temps en scènes d’hystérie et en discours consolateurs. Impossible !
Mais avait-il le choix ?
Une nouvelle maxime lui vint à l’esprit, à propos des junzi, les honnêtes hommes – un cadeau pour Confucius, à ajouter à son recueil de sagesses : « L’honnête homme a seulement l’impression d’avoir le choix. En réalité, de choix, il n’en est jamais. »
Eraste Pétrovitch flanqua un coup de pied dans le rebord de pierre du trottoir et gémit :
— Bien. Allons-y.
Pour ne pas perdre davantage de temps en explications avec l’aide de camp, ils sortirent par une autre porte de la ville. Ils trouvèrent rapidement un moyen de locomotion. Gassym arrêta un fiacre de nuit et demanda poliment au cocher de descendre de son siège. Ayant reconnu le célèbre gotchi, l’homme, loin de s’effrayer, se montra ravi. Il lui remit les rênes en s’inclinant.
Fandorine n’entendit rien, bien sûr, à leur bref échange de paroles, mais le sens en était évident. Le cocher était heureux de rendre service au grand homme et savait qu’il en serait récompensé.
Fais-je bien de l’emmener loin de son cadre de vie habituel, où il est comme un poisson dans l’eau ? s’interrogea Fandorine. Cependant, si l’enquête est un succès, tous ses péchés lui seront remis… Cela dit, n’ira-t-il pas en commettre aussitôt de nouveaux ?
Voilà à quoi pensait Eraste Pétrovitch en regardant son monumental phaéton fouetter les chevaux. La calèche filait à travers la ville endormie en direction de la zone industrielle. Il semblait que ce sale endroit refusât à toute force de se séparer de son visiteur moscovite.
Une demi-heure pour aller là-bas. Une dizaine de minutes au maximum sur place. Puis déposer Claire au poste de police. Et ne se laisser en aucun cas vampiriser : je la sauve et sayonara.
Des calculs les plus optimistes, il ressortait de toute manière qu’il serait impossible d’être de retour à la porte de Chemakha avant trois heures du matin et que le train ne partirait probablement pas avant l’aube.
Ce n’est rien, la voie est libre à cause de la g-grève, il ne sera pas besoin de ralentir à chaque gare, on rattrapera le temps perdu, se disait Fandorine pour se rassurer.
Et de nouveau la Ville Noire. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus.
Cette fois-ci, après le passage à niveau, ils prirent par un autre côté, où l’air était encore plus chargé de suie, et le paysage parfaitement sinistre, composé de longues rangées de baraquements aux toits aplatis, aux fenêtres aveugles.
— Ici c’est l’usine de mazout, expliqua Gassym. C’est pour ça, la rue Noire. Les ouvriers qui travaillent à l’usine sont noirs aussi. Maintenant, y a plus personne d’eux. Le patron Djabarov est une mauvaise homme, il les a chassés… Tiens, c’est là qu’était le papier.
Il désignait une bicoque qui ne se différenciait en rien des autres : les mêmes murs noirs de fumée incrustée.
Djabarov ? Ce jeune industriel qui dévorait Claire des yeux lors de la fête à Mardakiany ? se rappela Eraste Pétrovitch. Ne serait-ce pas lui, le mystérieux ravisseur ?
— Etrange endroit pour un n-nid d’amour. Tu es sûr que c’est ici ?