— L’histoire que vous nous avez contée n’est pas tant m-mystérieuse que repoussante, déclara l’assesseur de collège en grimaçant. L’un des plus monstrueux crimes passionnels qu’il m’ait été donné de connaître. Ce n’est pas une disparition, mais un meurtre, et le pire qui soit, puisqu’il rappelle celui d’Abel par Caïn.
— Vous voulez dire que la sśur enjouée a été tuée par la triste, c’est bien cela ? voulut préciser Serge von Taube, président de la chambre d’accise.
— Non, je veux dire exactement le c-contraire : que l’enjouée Polinka a tué la triste Aniouta. Mais là n’est pas le plus cauchemardesque.
— Enfin, voyons, comment est-ce possible ? s’étonna von Taube.
Lydia Nicolaievna jugea nécessaire de préciser :
— Que peut-il y avoir de plus horrible que d’assassiner sa propre sśur ?
Fandorine se leva, arpenta le salon.
— Je vais essayer de reconstituer l’enchaînement des événements, tel qu’il m’apparaît. Donc, nous avons deux d-demoiselles qui meurent d’ennui. La vie leur file entre les doigts, pour ne pas dire qu’elle leur a déjà presque échappé ; je veux parler de leur vie de femme. Oisiveté. Passions émoussées. Espoirs déçus. Relations éprouvantes avec un père tyrannique. Et, pour finir, frustration des sens. On peut le comprendre, les deux femmes sont jeunes et en pleine santé. Ah, pardonnez-moi…
Conscient du caractère déplacé de sa remarque, l’assesseur de collège prit l’air confus, mais la maîtresse de maison s’abstint de le réprimander. D’ailleurs, il était si charmant avec cette brusque rougeur montée à ses joues pâles !
— Je m’abstiendrai de décliner tous les sentiments qui se mêlent dans l’âme de d-demoiselles se trouvant dans une telle situation, reprit Fandorine après une courte pause. Mais ici il y a une autre particularité : la présence permanente, là tout près, de ce miroir vivant qu’est une sśur jumelle. Sans doute, dans ce cas, le complexe mélange d’amour et de haine est-il inévitable. Et voilà qu’un beau jeune homme fait son apparition. Il manifeste un vif intérêt pour les demoiselles. Un intérêt de toute évidence loin d’être désintéressé, mais comment une telle idée pourrait effleurer l’une ou l’autre des princesses ? Entre les deux sśurs s’instaure une inévitable rivalité, mais le choix est vite fait. Jusqu’alors, chez Aniouta et Polinka, tout était semblable, égal ; or, désormais, elles évoluent dans des mondes différents. L’une est heureuse, elle renaît à la vie et – du moins en apparence – elle est aimée. L’autre se sent repoussée, isolée et, de ce fait, doublement malheureuse. L’amour est égoïste. Pour Polinka, rien d’autre ne devait exister que la passion amassée au cours de longues années de réclusion. C’était la vraie vie, la pleine vie à laquelle elle avait si longtemps rêvé mais aussi cessé de croire. Et soudain, tout cela se rompt en un instant, au moment p-précis où l’amour atteint son apogée.
Les dames écoutaient, comme ensorcelées, le palpitant récit du beau jeune homme. Molly Sapéguine porta ses doigts fins à l’échancrure de sa robe et se figea.
— Le plus horrible de tout, c’est que la coupable de la t-tragédie est sa sśur. Que l’on peut aussi comprendre, convenons-en. Supporter un tel bonheur à côté de son propre malheur exige une force d’âme qu’Aniouta ne possédait manifestement pas. Et c’est ainsi que Polinka, qui venait juste d’atteindre le paradis, fut brisée. Or, aucun animal sauvage au monde n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a enlevé son amour ! s’exclama avec flamme Eraste Pétrovitch avant de prendre de nouveau un air gêné, conscient que ce jugement pouvait froisser le beau sexe.
Mais aucune protestation ne se manifesta ; tous attendaient la suite, et Fandorine reprit en accélérant le rythme :
— Alors, sous l’influence du désespoir, germe dans l’esprit de Polinka un plan insensé : terrible, monstrueux, mais qui témoigne de l’incroyable force du sentiment qui l’anime. Quoique, je ne sais pas. Il est possible que l’idée soit venue de Renard. En tout cas, c’est à la jeune femme que revient sa mise en śuvre… Pendant la fameuse nuit, Arkhip, où vous piquiez du nez en écoutant les récriminations du maître de maison, dans la chambre des princesses se jouait un drame infernal. Polinka a tué sa sśur. J’ignore de quelle manière. L’a-t-elle étranglée, l’a-t-elle empoisonnée ? Quoi qu’il en soit, elle a évité l’effusion de sang, sinon il serait resté des traces dans la chambre.
Mustafine, qui depuis le début écoutait Eraste Pétrovitch avec un scepticisme non dissimulé, haussa les épaules et dit :
— L’enquête a en effet admis la possibilité d’un crime. Mais s’est aussitôt posée la question de bon sens : où est passé le corps ?
Le fonctionnaire chargé des missions spéciales répondit sans l’ombre d’une hésitation :
— C’est précisément en cela que réside le cauchemar. Après avoir tué sa sśur, Polinka a traîné le corps dans la salle de bains. Là, elle l’a découpé en morceaux et a fait disparaître le sang dans la tuyauterie. Le Français ne pouvait pas procéder lui-même au dépeçage. Il n’aurait sûrement pas pu s’absenter aussi longtemps de l’aile où il logeait sans attirer l’attention.
Après avoir attendu le retour au calme – son exposé avait soulevé une véritable tempête d’exclamations indignées, « Impossible ! » étant la plus fréquente –, Fandorine déclara tristement :
— Hélas, c’est possible, et c’est même la seule explication. Il n’y a aucune autre solution au p-problème. Et mieux vaut ne pas essayer d’imaginer comment les choses se sont passées cette nuit-là dans la salle de bains. Polinka n’avait évidemment aucune notion d’anatomie et ne pouvait disposer d’autre instrument que d’un vulgaire couteau dérobé en douce à la cuisine.
— Elle n’a tout de même pas pu faire passer les morceaux de corps et les os dans la tuyauterie, cela aurait tout bouché ! s’écria Mustafine avec une ardeur qu’on ne lui connaissait pas.
— En effet, elle n’a pas pu. Le corps d-découpé a quitté la propriété, réparti dans les valises et les cartons à chapeaux du Français. Dites-moi, les fenêtres de la chambre étaient-elles situées très haut ?
Mustafine plissa les yeux, essayant de se souvenir.
— Non, pas très haut. A hauteur d’homme, je pense. Et elles donnaient sur la pelouse, côté jardin.
— Ce qui signifie que le transfert des morceaux s’est fait p-par là. A en juger par l’absence totale de traces sur le rebord de la fenêtre, Renard, depuis l’extérieur, passait dans la chambre un récipient quelconque qu’Aniouta portait dans la salle de bains. Puis, une fois qu’elle l’avait rempli de morceaux de corps, elle le repassait à son complice. Quand le funeste va-et-vient a été t-terminé, Polinka n’a plus eu qu’à rincer la salle de bains et à nettoyer le sang qu’elle avait sur elle…
Lydia Nicolaievna avait beau avoir très envie de gagner son pari, l’honnêteté lui interdisait de se taire.
— Eraste Pétrovitch, tout cela est très cohérent, à l’exception d’une chose. Si Polinka a bien commis cet acte monstrueux, elle a forcément taché ses vêtements, or le sang ne se nettoie pas si facilement, à moins d’être lingère, et encore.
Cette remarque pratique déconcerta moins Fandorine qu’elle ne le mit mal à l’aise. Il toussota et, baissant les yeux, dit doucement :
— Je suppose qu’avant d’entreprendre le d-dépeçage du corps la princesse s’est d-déshabillée. Complètement…