— Docteur Watson, c’est vous ? J’ai peur ! bredouilla-t-il, confus. J’aurais dû tout de suite… Mais je ne voulais pas vous déranger… Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Et si j’avais causé sa perte ?
Il fallait que je me fâche, car la sévérité est le meilleur remède contre l’hystérie.
— Calmez-vous immédiatement ! Parlez clairement ! Qu’est-il arrivé ?
Dans la pièce, tous me regardaient intensément.
— Oui, oui, je vais essayer… Sur le chemin de la maison à l’écurie, alors que je passais près du ravin, j’ai entendu des bruits. Comme quelqu’un qui chuchote… J’ai peut-être la vue basse, mais j’ai l’ouïe fine… Mais je n’étais pas tout à fait sûr. Je me suis dit qu’après tout, ça pouvait être le vent dans les branches. J’ai demandé à Bosco d’aller discrètement écouter en passant par-derrière… Il est parti et n’est pas revenu… Et s’il lui était arrivé malheur ?
Dans la mesure où des Essars parlait d’une voix entrecoupée, j’avais le temps, pendant les pauses, de répéter ce que j’entendais à mes compagnons.
— Demandez combien de temps s’est écoulé depuis que… commença Fandorine quand, brusquement, du côté du ravin, deux coups de feu retentirent successivement.
Je sursautai, non pas à cause des coups de feu, mais à cause du cri perçant que des Essars avait poussé directement dans mon oreille. Lui aussi avait entendu.
— Vite ! Par ici ! cria Holmes en se ruant vers la porte, vif comme l’éclair.
Tous se précipitèrent à sa suite.
Nous déboulâmes sur le perron, et là, nous nous séparâmes.
— Vous à gauche, nous à droite ! indiqua Holmes.
L’idée était claire : prendre le ravin par les deux côtés.
— M’efforçant de ne pas m’éloigner d’un pas de mon ami, j’extirpai tout en courant mon revolver, mais le chien se prit dans la doublure de ma poche et la déchira.
Suivant les indications de Sherlock Holmes, mon maître et moi courûmes à l’angle de la maison et nous y arrêtâmes.
Les Anglais, il faut leur rendre cette justice, se déplaçaient habilement dans le noir : on ne les voyait ni ne les entendait.
Au même moment, une lumière jaune, filtrant à travers la fente des volets fermés, clignota puis s’éteignit : de nouveau, le courant électrique était interrompu.
— Tout marche suivant la partition, murmura mon maître (cette expression signifie que le déroulement des événements est entièrement conforme au plan).
Pliés en deux, nous regagnâmes la maison et nous glissâmes furtivement à l’intérieur.
J’imagine combien le lecteur doit être étonné par cette façon d’agir ! Et cela, parce que j’ai volontairement passé sous silence l’importante conversation qui eut lieu entre moi-même et mon maître alors que nous discutions avec Lebrun et Mme Eugénie.
Comme je l’ai déjà dit, la conversation était menée en japonais.
— Maintenant, dze complends tout, déclara Fandorine-dono d’un air satisfait. Le semin palaissait long de tlois siaku, et se lévéla plus coult que tlois li.
— Vous voulez dire : « Le chemin paraissait long de trois ri, et se révéla plus court que trois saku », le corrigeai-je en passant au russe, car il est très pénible d’entendre ainsi mon maître écorcher notre langue.
Mais il me planta son doigt au creux de l’estomac, et je fus obligé de me taire, parce que lorsque quelqu’un t’enfonce de toutes ses forces un doigt de fer dans le plexus solaire, il est absolument impossible d’inspirer ou d’expirer.
— Je sais, mon japonais est devenu exécrable, reconnut Fandorine-dono (je ne transcrirai plus son accent car c’est trop fatigant d’écrire en katakana), j’ai même confondu « ri » et « saku », mais il va falloir prendre ton mal en patience. N’as-tu pas remarqué un très étrange concours de circonstances ? Tout à l’heure, en discutant dans la salle à manger, toi et moi avons parlé d’entreprendre deux actions : tout d’abord d’utiliser le téléphone interurbain, ensuite d’interroger Lebrun et Mme Eugénie. Précisons que les propos concernant le téléphone se sont tenus en russe et ceux concernant les interrogatoires en japonais. Sitôt après, la liaison téléphonique avec l’extérieur a été coupée, rendant impossible la première action. En revanche, rien n’a empêché la conversation dans la tour, si importante pour l’enquête.
— Ce qui signifie ?
— Que chacune de nos paroles est épiée. Le maître de maison nous a dit que son défunt père avait installé toutes sortes de trucs et d’artifices dans toute dans la maison. Apparemment, il se trouve parmi eux un astucieux système d’espionnage. Ainsi est-il possible, en quelque endroit que l’on se trouve dans la maison, d’écouter ce qui se dit dans les différentes pièces. Et d’un. Lupin a monté une habile escroquerie à Saint-Pétersbourg. Ce qui signifie qu’il connaît vraisemblablement le russe. Et de deux. Ayant compris que mes conversations internationales étaient dangereuses pour lui, il a saboté la ligne. Mais ce vaurien ne connaît manifestement pas le japonais. Sinon, il aurait enjoint au professeur de ne me laisser approcher de la jeune fille sous aucun prétexte. Et de trois.
— Lebrun-senseï est un complice d’Arsène Lupin ? m’exclamai-je.
— Evidemment. S’il n’est pas Lupin en personne. (Le yeux ronds de mon maître observaient avec amusement mon air abasourdi. Je sais qu’il adore ça, et dans des cas pareils, je fais tout mon possible pour ne pas le décevoir.) En fait, il n’y a qu’une alternative. Arsène Lupin joue soit le rôle du professeur, soit celui du régisseur. Toute l’opération a été conçue et est réalisée par ces deux larrons. Nous savons que Bosco est apparu ici il y a peu et qu’il a su immédiatement gagner la confiance du propriétaire des lieux. C’est la méthode habituelle de Lupin. Bien souvent, grimé de manière adéquate, il s’insinue dans une riche maison et renifle ici et là pour repérer le coup juteux. Parfois, il charge de cette tâche quelqu’un de sa bande. Mais, dans une affaire donnée, le nombre de participants n’excède pratiquement jamais deux ou trois personnes. J’ignore en quoi consistait l’idée initiale de Lupin, mais le drame survenu avec cette jeune fille a accéléré les événements. Dans l’esprit de ce malfrat, a pris forme un plan ignoble mais extrêmement habile ayant pour objet de plumer des Essars, mais sans prendre le moindre risque.
Fandorine-dono resta un instant pensif.
— C’est probablement tout de même le régisseur qui est Lupin, et le soi-disant professeur, son complice. Tu as compris que ce n’était pas des Essars lui-même qui avait appelé la clinique parisienne ? C’est Bosco qui a fait venir le maître de maison à l’appareil. Il n’est pas venu à l’esprit du pauvre père ravagé par la douleur que ce n’était pas avec le vrai Lebrun qu’il était en train de discuter. C’est précisément pour cette raison que les deux complices ne pouvaient permettre que je consulte le professeur Smiley. La supercherie selon laquelle il ne fallait sous aucun prétexte changer la malade de place aurait immédiatement été découverte. Or c’est justement sur cela que repose toute la combine.
— En obtenant de la police parisienne les caractéristiques précises de Lupin, nous aurions pu identifier le criminel grâce à la forme de ses oreilles, ajoutai-je. Vous avez remarqué, maître, que les oreilles de Lebrun, que je n’appellerai plus « senseï », sont pointues comme celles d’une chauve-souris ?
— J’ai remarqué que les oreilles de « M. Bosco » sont, elles, carrément invisibles sous ses cheveux.
Je commençais à m’ennuyer un peu. J’espérais que cette histoire se terminerait de manière un peu plus intéressante.
— Bon, et maintenant ? demandai-je en étouffant avec peine un bâillement. On arrête d’abord l’un et ensuite l’autre ?