Fandorine-dono secoua la tête.
— Non, nous allons les prendre en flagrant délit. Le châtelain va bientôt revenir. Avec l’argent. Ce sera l’appât pour nos deux gentils poissons. Nous savons qui sont les criminels. Nous savons qu’ils nous espionnent. Tous les atouts sont entre nos mains. J’imagine que la suite va se passer comme ça…
Et, avec une stupéfiante précision, il prédit que, sous un prétexte ou un autre, nous serions tous attirés hors de la pièce où se trouverait l’argent. Même si, finalement, il n’y avait à cela rien de particulièrement étonnant venant de mon maître. Quand on est pendant tant d’années au service d’un tel homme, on apprend à se fier à ses prévisions.
Quand les coups de feu avaient retenti derrière la maison, il nous avait suffi d’échanger un regard pour nous comprendre sans prononcer un seul mot. La présente panne d’électricité ne faisait que confirmer que Lupin se préparait à porter le coup final. Le brigand comprend qu’on ne lui donnera pas l’argent, et s’apprête à le voler sans attendre minuit. Et sans autre forme de procès. Or l’obscurité dans laquelle était plongée la maison faisait parfaitement notre affaire, à mon maître et moi.
Nous prîmes position à un endroit convenu d’avance et qui semblait spécialement conçu pour l’embuscade. Les murs du couloir qui menait de la salle à manger à l’escalier étaient de part et d’autre occupés par de hauts placards où l’on rangeait toutes sortes d’ustensiles. Je me glissai dans l’un d’eux en prenant soin de laisser la porte entrouverte ; mon maître prit place de même dans celui d’en face.
Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. A peine eus-je le temps de me masser les globes oculaires pour mieux voir dans le noir qu’une porte grinça à l’autre extrémité de la salle à manger. Là-bas, deux ombres se profilèrent, s’arrêtèrent sur le seuil, sans doute pour laisser également à leurs yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité.
Fandorine-dono se glissa hors de sa cachette et me retint fermement l’épaule, afin que je ne m’élance pas trop tôt. Ce qui était un peu vexant. Comme si j’étais un débutant ! Je contractai les muscles de mon épaule, et mon maître comprit ; il retira sa main.
Un des deux individus qui s’étaient faufilés dans la salle à manger donnait des ordres par gestes. Il s’agissait sans aucun doute d’Arsène Lupin.
Ils s’approchèrent de la table, et le premier, tendant la main, effleura le sac de billets comme s’il voulait vérifier qu’il était bien là.
Fandorine-dono m’indiqua d’un geste le second personnage, manière de dire : celui-là est pour toi.
C’est toujours le moins bon qui me revient, mais je ne m’en plains pas. Tel est le karma du vassal.
En un éclair, nous avions couvert la distance qui nous séparait de la table. D’un bond, je fus sur la nappe et, lançant mon pied – mais pas trop fort – en direction de son menton, je déséquilibrai mon adversaire, et quand il fut à terre je sautai sur lui.
L’homme était fort et ne se laissait visiblement pas intimider facilement. Bien qu’à moitié sonné, il essayait tout de même de me frapper au visage avec son poing. J’aurais pu, bien sûr, m’écarter, mais je m’en abstins. La moindre reculade, même momentanée, ne fait que renforcer chez l’ennemi la volonté de résistance. C’est pourquoi je pris vaillamment un coup, dont je ne sais toujours pas ce qu’il a le plus meurtri : ma pommette ou le poing de mon adversaire. Certes, la bague qu’il portait au doigt a sérieusement griffé ma joue, mais c’est un détail.
J’appuyai ensuite mon genou sur la poitrine de l’homme que j’avais terrassé, lui serrai les poignets et, toujours avec retenue, je lui assenai deux ou trois coups de boule, afin qu’il comprenne le caractère absolument désespéré de son combat.
Il comprit, mais pas tout de suite. L’adversaire était têtu, il se tortilla et se démena pendant une bonne demi-minute. Je savais déjà qu’il s’agissait du docteur, car lorsque je lui avais envoyé mes coups de tête, ses moustaches tombantes m’avaient chatouillé le nez.
En attendant que le faux professeur s’épuise, je regardai comment les choses se passaient pour mon maître, à qui, par conséquent, était échu le faux régisseur, autrement dit Arsène Lupin. Le spectacle, d’une extrême élégance, évoquait un théâtre d’ombres.
Pour mon maître, c’était plus intéressant que pour moi. Il n’était pas arrivé à mettre à terre son adversaire, et ils tournaient à toute vitesse autour de la table en échangeant des coups. A en juger par ce que je pouvais distinguer dans l’obscurité, Lupin maîtrisait effectivement quelques subtilités de la nouvelle lutte à la mode appelée la « main vide », mais en revanche il n’avait pas appris à se servir de ses jambes et de ses pieds. Il arrivait tant bien que mal à contrer les attaques venues d’en haut, mais pratiquement à chaque fois que Fandorine-dono mettait en action ses membres inférieurs, les coups faisaient mouche. Finalement, mon maître réussit un excellent coup de pied à la jambe, le reste n’étant plus qu’un jeu d’enfant. Un bon uvakiri sur la tête, et le combat fut terminé.
Au même moment, mon entêté émit un râle et cessa toute résistance.
A cet instant précis, comme pour fêter la victoire de la Loi sur le Crime, dans une illumination triomphale, l’électricité revint.
Je découvris alors sous moi le visage blanc aux yeux révulsés de Watson-senseï. Quant à mon maître, il serrait à la gorge Sherlock Holmes.
XII
Je ne me souviens plus qui m’a relevé et assis sur une chaise.
Ma tête me faisait un mal de chien. Entrouvrant avec peine les paupières, je vis que Holmes, assis à côté de moi, n’était pas en bien meilleur état : la moitié de son visage était cramoisie, ses fines lèvres saignaient, son faux col était arraché et tout froissé. Debout près de lui, l’air misérable, se tenait Fandorine, intact, si ce n’était une manche déchirée au niveau de l’épaule.
Quelqu’un soufflait bruyamment dans mon dos. Me tournant tant bien que mal, je vis le Japonais. Il s’inclina d’un air contrit et marmonna des excuses en répétant sans arrêt : « Dze suis impaldonnable, dze suis impaldonnable. » Du sang coulait sur son visage. Ce qui voulait dire que je l’avais touché. Dans une certaine mesure, cela améliora mon humeur, pour autant que cela était possible dans une telle situation.
— Eh bien, prononça Holmes avec dépit en frottant ses blessures, Lupin a deviné notre plan. Car vous et moi, monsieur Fandorine, avions la même idée, n’est-ce pas ? Seulement voilà, les coups de feu dans le ravin n’avaient pas pour but de nous faire quitter la salle à manger, mais de nous amener à nous flanquer mutuellement une belle peignée. D’où la panne d’électricité. J’imagine la jubilation du petit Français.
Le Russe répondit d’un air sombre :
— Vous avez raison, nous l’avons sous-estimé. Mais il n’a p-pas encore gagné la partie. Pour le moment, l’argent est toujours là.
En effet, le sac n’avait pas bougé de la table. Je l’entrouvris : le contenu était intact.
— Dites-moi, pourquoi avez-vous donc tendu la main vers le sac ? demanda Fandorine. C’est à ce moment-là que j’ai cru que c’étaient les criminels.
Jamais jusqu’alors je n’avais vu Holmes à ce point fou de rage. Il ne parlait pas, il fulminait entre ses dents.
— Mais il s’agissait de vérifier s’il était toujours là ! Je vous jure sur ma tête que Lupin me paiera cette humiliation !
Ces mots n’avaient pas été prononcés à notre adresse, mais en regardant le plafond, et sur un ton qui me fit frissonner.
Le téléphone sonna.
— C’est lui ! s’écria Holmes. Il va se payer notre tête !