Il vola vers l’appareil, attrapa le cornet.
— Allô ?
Le silence régnait dans la salle à manger, et j’entendis un bredouillis confus, mais, bien sûr, sans distinguer les mots.
— C’est des Essars, annonça Holmes en mettant sa main sur le pavillon. Il veut savoir ce qui s’est passé. Bosco n’est pas revenu. La lumière ne marchait pas. Le téléphone était coupé. Il était tout seul dans le noir et a eu très peur… Il a encore peur… Watson, prenez l’appareil ! Ayez l’air de compatir, mais ne répondez rien !
Quand il prend ce ton, je sais qu’il n’y a qu’à obtempérer sans poser de questions.
Holmes retrouva brusquement toute son énergie, ce qui me réjouit indiciblement.
— Suivez-moi ! ordonna-t-il en faisant signe au Japonais et en se ruant dans le couloir.
Shibata jeta un regard au Russe, qui approuva d’un signe de tête. Seulement alors, l’Asiate partit sur les pas de Holmes.
— … Je ne sais pas quoi faire ! Tout le monde m’a laissé tomber. On l’a tué, hein ? On l’a tué ? Mais c’est vrai que personne ne tue jamais Lupin ! bougonnait le cornet.
— Ah oui, prononçais-je de temps à autre.
Toute mon attention était concentrée sur le couloir, où s’étaient éclipsés Holmes et Shibata. Fandorine regardait aussi dans cette direction.
— Professeur ! Mister Lebrun ! résonna la voix de stentor de Holmes. Apparemment, mon ami criait depuis le bas de l’escalier.
Dans la tour, le Français avait dû l’entendre et répondre, car Holmes cria toujours aussi fort :
— Non, non, tout va bien ! C’est simplement M. Shibata qui a une plaie au visage. Est-ce que vous pourriez le soigner ?
Quelques secondes plus tard, Holmes reparut dans la salle à manger, seul.
— Parfait, dit-il en voyant que j’étais toujours à la même place, le cornet à l’oreille. Ne le lâchez pas, qu’il continue à parler. Désormais, ils sont tous les deux sous contrôle et dans l’incapacité de nous espionner. D’autant que cet échange de bouts de papier commençait à être lassant.
Le lecteur a compris que Holmes et moi avions depuis longtemps découvert les subterfuges dont usait M. Lupin, mais Fandorine avait l’air complètement ahuri.
Je supposais qu’il allait demander des explications sur ce qu’il venait d’entendre, mais c’était autre chose qui semblait avoir stupéfié le Russe :
— Vous soupçonnez M. des Essars ? ! Et non le régisseur ?
— … Mon Dieu, que dois-je faire ? me piaillait dans les oreilles des Essars, ou celui qui se faisait passer pour tel. Rester ici ?
— Oui, lui répondis-je.
Holmes croisa les bras et sourit. Fandorine avait peut-être les poings les plus solides, mais on voyait à présent clairement qui avait l’intelligence la plus pénétrante.
— Vraiment, sir, vous n’aviez pas compris que des Essars et Bosco étaient une seule et même personne ? C’est un filou extraordinairement habile, et qui possède de remarquables dons d’acteur. Il peut très vite changer d’apparence. La seule chose dont il soit incapable, c’est de se dédoubler. Comment notre attention a-t-elle pu ne pas être alertée par le fait que pas une seule fois le châtelain et son régisseur n’ont été vus ensemble ? Sous un prétexte ou sous un autre, l’un des deux était toujours absent.
— Attendez un instant, Massa et moi avons vu de nos p-propres yeux M. Bosco à la fenêtre de l’écurie alors que des Essars était à côté de nous et s’adressait à lui ! objecta Fandorine.
— Certes, mais il n’a pas prononcé un mot et a simplement bougé la tête, vrai ou faux ? Et dans la mesure où il se tenait derrière la vitre, vous n’avez distingué que sa silhouette et sa chevelure caractéristique ?
Le Russe fit oui de la tête. La vue de sa mine décontenancée était un pur plaisir.
— Quoi, quoi ? dis-je dans le cornet.
— C’était le « professeur » affublé d’une perruque. Juste à ce moment-là il s’est en effet absenté de la tour sous prétexte de téléphoner à sa clinique. Les criminels sont deux, sir : « Lebrun » et « des Essars-Bosco ». C’est évident.
Holmes, impassible, sortit de sa poche du tabac ainsi que sa pipe. Il s’abstenait de regarder Fandorine, de plus en plus abattu.
— J’ai immédiatement soupçonné que, dans cette maison, les murs avaient des oreilles, poursuivit mon brillant ami. Regardez comme les orifices d’aération sont curieusement placés. A hauteur d’homme. Pour pouvoir espionner plus commodément. Et ensuite, j’ai procédé à une petite expérimentation qui a confirmé mon hypothèse…
— Non, c’est le docteur Watson, et je vous écoute attentivement, dis-je dans l’appareil. Et M. Holmes note chacune de vos paroles. Donc, surtout ne vous arrêtez pas, continuez.
Ce que mon ami expliquait au Russe m’était déjà connu, mais une chose était quelques mots griffonnés sur un morceau de papier, une autre, l’exposé cohérent du processus déductif.
— … J’ai envoyé Watson chercher deux choses dans la chambre : le phonendoscope et mon violon. Le violon m’était indispensable pour me mettre au travail, alors que le phonendoscope, à vrai dire, ne présentait aucun intérêt. Cependant, je lui accordai en paroles une importance capitale. En revanche, je ne prononçai pas un seul mot sur le violon et me contentai d’un geste. La ruse a fonctionné. Effrayé par le fantastique et merveilleux phonendoscope, le criminel a enduit l’une des marches de l’escalier d’huile de graissage, et, pour faire bonne mesure, a éteint la lumière. Le malheureux Watson ne pouvait pas ne pas glisser. En conséquence de quoi, le fragile phonendoscope s’est, bien entendu, cassé. En revanche, bien protégé dans son étui rigide, le violon n’a pas souffert. Et tant mieux, car, pour le coup, j’en avais réellement besoin.
— Impossible, intervint le Russe.
— Dans quel sens, sir ? Qu’est-ce qui vous semble impossible, exactement ?
Les lèvres de Holmes s’élargirent imperceptiblement en un sourire ironique.
— Il est impossible que M. des Essars soit m-membre de la bande.
— Puis-je vous demander la raison d’une déclaration aussi catégorique ?
Mon ami était visiblement surpris.
Fandorine le regardait avec non moins d’étonnement :
— Mais enfin, cela voudrait dire que Mlle Eugénie n’est pas celle qu’elle prétend être, mais une aventurière rusée, complice de Lupin.
Holmes haussa les épaules :
— Naturellement.
Fandorine me regarda en silence, et je compris parfaitement ce regard.
— Ne vous inquiétez pas, n’entreprenez rien et restez là où vous êtes, dis-je à des Essars.
Après quoi nous coupâmes la liaison.
— Qu’avez-vous fait, Watson ? ! s’écria Holmes. Je vous avais pourtant ordonné de garder ce scélérat au téléphone !
— Il a raison. Eugénie ne peut en aucun cas être une criminelle. Et en conséquence, des Essars est bien son père et le propriétaire de ce château.
Il m’était pénible de dire cela à mon ami, surtout en présence de son rival, mais le sentiment du devoir était le plus fort.
— Holmes… (Je marquai un temps.) Ne soyez pas vexé, mais vous ne connaissez pas du tout les femmes… Miss Eugénie… Je n’ai pas d’arguments rationnels, mais imaginer qu’elle pourrait être une simulatrice et une fripouille… Je ne peux qu’être d’accord avec M. Fandorine. C’est impossible. Tout simplement impossible, un point c’est tout.
Mon génial ami est irréprochable pour tout ce qui concerne la logique et les arguments de la raison, mais parfois son rationalisme excessif lui joue de mauvais tours. A chaque fois qu’il lui est arrivé de se tromper (et de tels cas ont été des exceptions dans sa carrière), les femmes en étaient la cause. Ou, plus exactement, la connaissance purement théorique qu’a Holmes de leur structure psychoémotionnelle. Je soupçonne que sa prévention tenace contre le beau sexe s’explique précisément par cela : la femme est une équation qui ne cède pas au calcul.