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Holmes se tenait près de la fenêtre ouverte, d’où provenait un air froid, et il faisait de curieux mouvements de main.

— Elle est vivante ?

Telle fut la première question qui jaillit de ma bouche.

— Inconsciente, répondit le Russe.

— Et où est Lebrun ? Il n’a tout de même pas sauté ? On est au deuxième étage et en bas le sol est dallé de pierre !

Holmes me fit signe d’approcher.

— Regardez vous-même.

Je vis, fixée à l’appui de la fenêtre, une corde constituée de fils fins mais solides.

— Il n’a pas sauté, expliqua mon ami. Il s’est laissé glisser. Sa retraite était préparée d’avance.

Le visage du détective était sombre, et je m’en voulus soudain de ne pas avoir pris le temps de vérifier l’appui de la fenêtre d’où Bosco avait sauté. Et s’il n’avait pas sauté mais était descendu le long d’une corde ? Mais oui, bien sûr ! C’est pour cela qu’il s’était précipité sans hésiter dans cette chambre plutôt que dans une autre !

Je me pris la tête entre les mains.

Ainsi les deux criminels étaient-ils parvenus à s’enfuir sans encombre, et en attendant (je sortis ma montre de gousset) il était onze heures vingt ! Si la bombe existait bien, il ne restait que quarante minutes avant l’explosion ! Dix avant l’expiration de l’ultimatum !

Fandorine, accroupi, frottait les tempes de la jeune fille.

Elle gémit, ses longs cils frémirent. Ses yeux s’ouvrirent en grand. On y lisait la terreur.

— Il n’est pas professeur ! balbutièrent ses lèvres blêmes.

J’acquiesçai de la tête :

— Nous le savons.

— C’est Arsène Lupin !

— Cela aussi, nous le savons. Calmez-vous et racontez-nous ce qui s’est passé ici. Pourquoi avez-vous hurlé ?

Nous nous rassemblâmes autour de la malheureuse, et elle, secouée de sanglots, nous fit ce récit :

— Il s’est penché sur moi avec un drôle de sourire et m’a dit : « Mademoiselle, avez-vous entendu parler d’Arsène Lupin ? Eh bien, c’est moi, en chair et en os. J’en ai assez de ces jeux idiots. Il est temps d’en finir. En plus, je sais que ces entêtés ne donneront pas l’argent. Il va falloir recourir à la méthode forte. Vous allez crier, très fort et de manière convaincante. Sinon, je tire sur le levier. » Ce sont ses propres paroles. J’avais beau écouter attentivement, je ne comprenais rien. Il avait un regard si effrayant !

Elle éclata en sanglots, et j’entrepris de la consoler, mais Fandorine dit :

— Eh bien, tout devient clair. Bosco est l’éclaireur, et le meneur s’est arrogé le rôle de la sommité venue de la capitale. « Lebrun », « Lupin », dans la seule ressemblance des deux noms, on sent déjà la g-gasconnade dont vous parliez, sir.

D’un geste, Holmes indiqua que miss des Essars était prête à continuer, et le Russe se tut.

— J’ai essayé de crier, comme il l’exigeait… Mais cela ne lui suffisait pas. « Hélas, mademoiselle, vous êtes une bien mauvaise actrice. Tant pis pour vous. » Après quoi… (La voix de la jeune fille se mit à trembler encore plus fort.)… Il s’est approché du levier et a tiré de toutes ses forces sur la poignée… La douleur était atroce ! Je ne sais pas si j’ai crié… Je ne me rappelle plus rien.

Fandorine et Holmes se jetèrent sur l’« estrapade », afin de diminuer la tension des cordes. Pour ma part, j’examinai attentivement les chevilles et les poignets de l’infortunée demoiselle. De profonds sillons y étaient imprimés ; par endroits, la peau avait éclaté et le sang suintait.

— Le salaud ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il est encore plus vil que je ne le pensais !

Même Holmes, pourtant froid et sec de nature, était bouleversé.

D’une voix étranglée par l’émotion, il dit :

— Je vous dois des excuses, miss. A vous et à votre père…

— En quoi, sir ?

Les yeux mouillés de larmes le regardaient avec étonnement.

— C’est sans importance… bredouilla Holmes avant de se détourner et, d’un ton volontairement affairé, de reprendre le récit des événements. Tout est clair. Avant de perdre connaissance, vous avez émis un cri que nous ne pouvions pas ne pas entendre, même en étant au rez-de-chaussée. Lupin se tenait là, dans le passage. Il avait besoin de s’assurer que nous avions mordu à l’hameçon. En nous voyant, il a tiré trois fois afin que nous nous mettions à l’abri. Ce qui lui donnait le temps de s’échapper par la fenêtre. Pendant ce temps, son complice était censé dérober le sac dans la salle à manger. Nous aurons au moins comme consolation que le gredin n’a pas pu s’emparer de l’argent. Je vois que le sac est entre les mains de mister Shibata.

Le Japonais s’inclina respectueusement. Il fallait reconnaître que, de nous tous, il était le seul à avoir agi convenablement, et sans commettre le moindre faux pas.

— Messieurs, avant la nouvelle année, il ne reste plus que vingt-deux minutes, rappelai-je. Nous ne pouvons pas rester ici. Il faut agir d’une manière ou d’une autre ! Nous allons devoir porter Mlle des Essars pour la faire sortir d’ici. Il n’y a pas d’autre solution ! Il faut prendre le risque. Eventuellement en lui glissant un store sous le dos et en la tirant par terre avec précaution ?

Mes paroles furent accueillies avec un calme stupéfiant. Pour ce qui était de miss Eugénie, on pouvait le comprendre, elle n’était pas encore remise de son cauchemar et, surtout, elle ignorait tout de la machine infernale. Mais les autres !

Holmes, par exemple, me regarda comme si j’avais proféré une ineptie.

— Il ne faut pas dramatiser, mon cher Watson. Je pense que miss des Essars va pouvoir sortir d’ici sans notre aide. Je ne suis pas médecin, mais je me permettrai d’émettre l’hypothèse que le faux professeur avait tout intérêt… à exagérer la gravité du traumatisme. Mademoiselle, essayez de remuer vos membres.

La jeune fille le regarda d’un air apeuré, hésitant à obéir à sa demande. Elle reporta son regard sur Fandorine. Ce dernier acquiesça d’un signe de tête apaisant, et, se mordant la lèvre, elle commença par bouger prudemment les doigts, puis les pieds.

J’éprouvai un incroyable soulagement.

— Qu’en pense notre docteur ? demanda Holmes.

— Vous voyez ? La moelle épinière n’est pas touchée ! Levez-vous et marchez ! m’écriai-je, sans remarquer, tant j’étais ému, que je citais les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ s’adressant à Lazare.

Nous attrapâmes la malheureuse sous les aisselles et la remîmes sur ses jambes. Elle était légère comme une plume.

— Je tiens debout ! Je tiens debout ! murmura miss des Essars, triomphante.

Mais à peine l’avions-nous relâchée qu’elle manqua tomber.

— Ce n’est rien, expliquai-je. Les muscles sont engourdis par un long séjour dans la même position. N’ayez pas peur. Faites un petit pas. Je vous retiens.

Tenue par la taille, la jeune fille fit lentement un pas, puis un autre et un autre encore. Je l’amenai ainsi jusqu’au fauteuil, où elle se laissa choir, à bout de forces mais heureuse.

— Je ne suis pas paralysée ! Je peux marcher ! répétait-elle sans cesse.

Tout à coup, une rougeur intense monta à son charmant visage. Je l’attribuai d’abord à l’euphorie, mais, la seconde suivante, Eugénie se cacha le visage derrière ses mains et fondit en larmes.

— Mon Dieu, comme j’ai honte ! Ce malhonnête homme m’a infligé de telles humiliations ! Je pensais qu’il était médecin ! Je faisais tout, exactement comme il me le demandait… Non, c’est trop horrible !

Je compris ce à quoi elle faisait allusion. Les soins habituels auxquels elle devait se soumettre comme tout malade grabataire – les massages pour éviter les escarres, la satisfaction des besoins naturels et autres actes intimes – lui apparaissaient maintenant comme d’insupportables outrages.