A la pensée du cynisme avec lequel Lupin s’était joué de cette jeune fille sans défense, mes poings se serrèrent d’eux-mêmes.
— Je fais le serment qu’il répondra de tout cela ! grommelai-je entre mes dents. Je vous donne ma parole que nous retrouverons cet inqualifiable vaurien.
Mais ce n’était déjà plus le moment de s’abandonner à une noble indignation.
— Prenez-moi par le cou, lui ordonnai-je. Et vous, Holmes, tenez miss Eugénie par les pieds. Elle est très faible. Mais faites attention, ses chevilles sont écorchées. Il reste un quart d’heure avant minuit, ce qui nous laisse largement assez de temps pour sortir calmement et nous éloigner le plus loin possible de la maison. Même si Lupin n’a pas bluffé et que la bombe explose, cela n’aura désormais rien de dramatique, puisque le château est assuré. Mais qu’est-ce que vous avez ?
Holmes n’avait visiblement rien à faire de ce que je disais.
Il me regardait en souriant.
— Mon cher Watson, je comprends votre souhait de sentir sur votre cou les tendres mains de miss des Essars, mais ne lui faisons pas prendre le risque de s’enrhumer. Mister Fandorine nous a dit qu’il avait trouvé le secret du code. Eh bien, n’est-il pas temps de vérifier enfin la justesse de son hypothèse ? Vraiment, il serait dommage de laisser détruire une si belle maison.
La pauvre Eugénie, qui ne soupçonnait toujours rien de la menace qui pesait sur le château, ne pouvait pas comprendre grand-chose à ces paroles, et le peu qu’elle comprit, elle l’interpréta de travers.
— Mister Holmes a raison. Ne pourrait-on fermer la fenêtre ? J’ai froid. En plus, j’ai peur que les bégonias ne gèlent.
Elle montra un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre.
Je m’apprêtais à accéder à sa demande, mais le Russe m’interrompit.
— Attendez un peu avant de fermer la fenêtre, docteur. Je vous demande de patienter encore une petite minute, mademoiselle. Et vous, mister Holmes, je vous dirai qu’il n’est pas nécessaire de vérifier mon hypothèse. M. Lupin va lui-même nous dévoiler où il a caché la b-bombe. Massa, passe-moi la lanterne.
Le Japonais tendit une petite lanterne électrique à Fandorine, qui s’approcha de la fenêtre grande ouverte, se pencha et éclaira quelque chose tout en bas.
— Un truc parfait que ce piège à loup, dit-il.
Nous nous précipitâmes à la fenêtre.
Le spectacle était réellement étonnant ! Au milieu du cercle de lumière, empêtré de la tête aux pieds dans un filet, le « professeur Lebrun » se tortillait par terre.
— Quand Massa et moi avons « bouché » la maison, sous chaque fenêtre j’ai posé un piège sorti de la remarquable c-collection d’objets de chasse de des Essars père, expliqua le Russe. Je vous ai d’ailleurs raconté que j’avais appris certaines ficelles auprès des chasseurs sibériens. Se défaire d’un tel filet sans aide extérieure est absolument impossible. A moins de disposer d’un gros coupe-chou. Hé, professeur ! Il reste douze minutes avant l’explosion ! Si vous ne voulez pas mourir sous les décombres, dites-nous où se trouve la cachette.
En guise de réponse, on entendit un rugissement furieux. Puis, entre les mailles du filet, passa le canon d’un revolver et un coup de feu retentit. C’est à peine si nous eûmes le temps de nous mettre à l’abri.
— Excellent truc, en effet, collègue, dit Holmes avec déférence. Mes compliments. Et qu’en est-il de notre cher régisseur ?
Fandorine se tourna vers le Japonais. Celui-ci hocha la tête. Maintenant je comprenais pourquoi Shibata n’avait pas manifesté de zèle particulier dans la poursuite de Bosco et avait refusé de courir après lui dans le parc. L’Asiate savait que l’animal sauvage se laisserait prendre dans une chausse-trape.
— Le régisseur s’est éclipsé par une fenêtre et, par conséquent, il est lui aussi tombé dans un piège. Laissons M. Lupin, il est p-profondément chagriné. Son amour-propre est blessé, et il préférera mourir plutôt que de nous livrer son secret. Massa va descendre le surveiller. Pour le cas où. Nous autres allons rendre visite à M. Bosco. J’espère qu’il se montrera plus loquace.
Ayant fermé la fenêtre et couvert la jeune fille d’un plaid, nous quittâmes la tour. Shibata alla prendre son poste auprès d’Arsène Lupin ; Holmes, Fandorine et moi descendîmes rapidement et sortîmes par la porte de service, les clés de la maison étant toutes en possession du Russe.
Du ciel, la neige tombait en gros flocons qui se posaient sur l’herbe sèche et terne.
— Un vrai temps de nouvel an, déclara le Russe en aspirant avec délectation une grande bouffée d’air. Merci au XIXe siècle pour ce b-bel adieu.
Personnellement, je n’avais pas l’esprit à la neige. Je ne lâchais pas ma montre et surveillais sans cesse la grande aiguille. Sept petites divisions la séparaient maintenant de minuit. Je compris brusquement une chose aussi simple que terrifiante : si Bosco refusait lui aussi de dévoiler le secret, nous n’aurions pas le temps de remonter dans la tour et de sortir miss Eugénie de la maison ! Comment avais-je pu agir avec tant de légèreté !
Apercevant près du mur, sous une fenêtre ouverte, une espèce de tas sombre et informe, je m’élançai à toutes jambes.
Oui, c’était bien Bosco, empêtré dans un filet de soie comme son patron. Cependant, je ne saurais décrire quelle fut ma terreur quand je découvris que le criminel gisait inerte. Sur un côté de sa tête, on voyait une blessure longitudinale qui saignait abondamment. De toute évidence, ma dernière balle, tirée à l’aveuglette, avait atteint le fuyard à la tempe et lui avait arraché la moitié de l’oreille. Cependant, il n’avait pas immédiatement perdu connaissance. Il avait trouvé le moyen de descendre mais, tombant dans le piège, il avait commencé à se débattre, ses mouvements brusques avaient aggravé l’hémorragie et, finalement, le blessé s’était évanoui.
Je l’attrapai par le col et commençai à le secouer, mais c’était inutile.
Je regardai ma montre : moins cinq…
Au-dessus de moi, résonna la voix calme et légèrement moqueuse de Holmes :
— Mister Fandorine, il semble qu’il va tout de même nous falloir vérifier la justesse de votre hypothèse. Il n’y a aucune autre solution. Nous verrons alors si vous êtes aussi bon en déduction qu’en pose de pièges. On fonce ?
XIV
Une minute plus tard, nous faisions tous les trois irruption dans le « salon à orgue ».
— Vite ! criai-je à Fandorine. Qu’est-ce que vous attendez ! Il reste deux cent quarante… non, deux cent trente secondes !
Il essuya sa tempe grisonnante et écarta les mains.
— Si mon hypothèse est fausse, c’est trop peu pour en trouver une autre. Nous n’aurons pas le temps de quitter la maison. Et de toute façon, pourrait-on abandonner la demoiselle ? Si j’ai raison, quelques secondes me suffiront. C’est p-pourquoi, avec votre permission, je dirai quelques mots sur la voie logique que j’ai s-suivie.
Je poussai un gémissement exaspéré, tandis que Holmes, lui, avait l’air d’apprécier ces manières de poseur.
— Faites, faites. C’est très intéressant.
— Voyons ce qu’il y a de remarquable, commença lentement à expliquer l’insupportable mister Fandorine en s’approchant de l’orgue. J’ai déjà parlé de la propreté exemplaire. Vous ne voyez pas le moindre grain de poussière, n’est-ce pas ? Ce qui veut dire que cet endroit est fréquenté. Pourquoi ? L’actuel propriétaire du château, contrairement à son père, ne joue d’aucun instrument de musique. Par conséquent, cette p-pièce a servi à quelqu’un d’autre… Maintenant, deux mots sur l’origine de la cachette. Pourquoi l’ancien châtelain a-t-il réalisé ici une complète isolation sonore ? Pour ne pas déranger son épouse ? On peut en douter. D’autant que, par ailleurs, il ne se gênait pas pour tirer à la couleuvrine simplement pour s’amuser. Aussi me suis-je dit…