— De grâce ! implorai-je. Deux minutes !
— … Aussi me suis-je dit, reprit Fandorine comme si de rien n’était : et si le maître de maison ne voulait tout simplement pas que le reste de la maisonnée entende la mélodie qu’il jouait le plus souvent ? C’est cette supposition qui me conduisit d-directement à mon hypothèse. (Il souleva le couvercle de l’instrument, laissa courir ses doigts sur les touches noires et blanches.) Hypothèse que voici : dans la lettre est codée la suite de touches sur lesquelles il faut appuyer pour ouvrir la cachette. Il est probable que Lupin ne connaît pas le solfège (comme moi d’ailleurs), raison pour laquelle il a désigné les touches par leur numéro et leur couleur. Les blanches par « b », les noires par « n ». Eh bien, nous vérifions ?
Il ouvrit son bloc-notes, où il avait noté le code. Il ne restait plus qu’une minute avant minuit.
— Attendez, l’arrêta Holmes. Et quelle est la mélodie, vous avez deviné ?
— Allez au diable, Holmes ! criai-je à plein gosier. Ce qu’il faut, c’est débrancher le mécanisme ! Donnez-moi ça !
J’arrachai la feuille du bloc-notes de Fandorine et commençai à taper sur le clavier.
— Elle est sans doute plus ou moins liée à « Méphistophélès », suggéra le Russe d’un air pensif. En quelle année a été composé Faust ?
— Excellent, collègue ! La première de Faust a eu lieu en 1859, peu avant la mort accidentelle de des Essars père. Ce fut le spectacle le plus couru de la saison lyrique. La partition s’est même mieux vendue que les romans populaires.
Jadis, il y a bien longtemps, j’ai un peu étudié la musique, mais ces deux maudits mélomanes me firent tromper et je dus reprendre au début.
« 24 blanc, 25 blanc, 18 noir, 24 blanc, 25 blanc, 23 blanc, 24 blanc. »
La vingt-quatrième touche blanche, c’était un do dans la tonalité de do mineur, ensuite ré, mi bémol, do, ré, si, do.
La Breguet de Fandorine cliqueta dans sa poche, annonçant qu’elle s’apprêtait à sonner minuit. Accompagnant le son tremblé de l’orgue, Holmes chanta en français :
— « Le veau d’or est toujours debout… » Acte II, scène 3, premier couplet de la ronde du veau d’or de Méphisto. Mes compliments, mister Fandorine !
Derrière l’orgue, le panneau de chêne que j’avais tâté et sondé avec attention pendant la visite et dans lequel je n’avais rien remarqué de suspect glissa de côté, au sixième coup de minuit très précisément.
S’ouvrit alors une grande niche sombre, ou si l’on préfère un petit cagibi. Fandorine l’éclaira avec sa lampe.
A en juger par la marque sur le sol poussiéreux, peu de temps auparavant se trouvait là un objet de forme rectangulaire, mais à présent la cachette était vide.
Si l’on exceptait une feuille de papier soigneusement pliée.
J’aime quand tombe la neige. Sans doute, après toutes ces années passées en Russie, suis-je devenu à moitié russe. Pourtant, voici une chose bien étrange : j’ai vécu presque aussi longtemps en Amérique, et je ne me sens pas du tout américain. Mais est-ce si étonnant que cela ? Mon maître dit souvent que nous sommes aujourd’hui dans une longue errance, mais qu’un jour, c’est certain, nous reviendrons chez nous, et pour toujours.
Je me tenais adossé au mur de la tour, sur mon visage tombaient de gros flocons de neige. Ils me chatouillaient les joues, et cela me faisait sourire.
J’ai même composé un haïku :
A l’étrange ciel
Un sourire que je connais.
Neige à l’étranger.
La comparaison entre le ciel et le visage n’est pas mauvaise mais « étrange » et « étranger » à proximité l’un de l’autre n’est pas du meilleur effet. Plus tard, il me faudra trouver pour l’un des deux mots un synonyme ayant le même nombre de pieds.
Je trouvais agréable de rester sous la neige, seulement j’avais un peu froid.
Pour éviter d’être complètement gelé, de temps en temps je taquinais le brigand pris au piège. Me détachant de la paroi ronde de la tour, je demandais :
— N’en avez-vous pas assez de vous démener ainsi par terre, honorable docteur ?
A chaque fois, il grognait et tirait sur moi au revolver. J’esquivais, et cela me réchauffait pour une minute ou deux.
Après le premier coup de feu, au-dessus de l’endroit où j’avais composé mon haïku, une fenêtre s’était ouverte et la mignonne tête de Mme Desu s’était penchée.
« Tout va bien ? avait-elle crié en écartant le pot de fleurs.
— Ne vous en faites pas, miss. Fermez la fenêtre, sinon vous allez prendre froid.
— Non ! Je veux être avec vous !
— Dans ce cas, enveloppez-vous dans le plaid et surtout ne vous penchez pas à l’autre fenêtre, sinon, dans sa fureur, ce méchant homme pourrait tirer sur vous. »
Maintenant, j’étais encore mieux.
Tantôt j’offrais mon visage aux flocons de neige, tantôt j’asticotais le prisonnier, tantôt je cherchais un synonyme pour mon haïku et, enfin, la demoiselle me parlait de temps à autre, et je lui répondais.
Il s’est passé une chose amusante la troisième fois que le brigand a tiré sur moi. Son guidon s’est pris dans le filet et la balle n’est pas du tout partie dans la direction voulue.
Il a lancé une bordée de jurons. Pour autant que j’ai compris, la balle lui avait arraché un bout de doigt. Bien fait pour lui.
J’ai beaucoup ri.
Concernant la bombe, je ne m’inquiétais pas du tout. Mon maître m’avait dit qu’il « pensait » avoir résolu l’énigme, ce qui voulait dire que tout irait bien. Fandorine-dono promet toujours moins qu’il ne fait.
Mais ce qui m’est arrivé ensuite, je l’ignore.
Je venais de reprendre ma place et répertoriais dans ma tête les différents synonymes du mot « étrange » – inconnu, curieux, insolite, inquiétant – quand, soudain, tout s’interrompit.
Ni neige ni froid, seulement le noir.
XVI
Ô nobles maîtres de l’investigation !
Finalement, je ne vous ai pas fait venir pour rien. Vous ne m’avez pas déçu. Depuis la Noël, où des Essars est parti à Nice, je me creusais le cerveau pour découvrir le secret de la cachette familiale renfermant le fameux coffre des Caraïbes. Mon cher Bosco, qui s’était fait embaucher au château comme régisseur, avait découvert un code dans un bloc-notes de son patron, mais celui-ci s’est révélé au-dessus de mes forces. Tout ça parce qu’on ne m’a pas appris la musique quand j’étais petit. Quel dommage !
Je remercie gospodine1 Fandorine de m’avoir soufflé la réponse. Vous vous êtes plaint de ne pas avoir étudié la musique (comme moi, comme moi !), et cela m’a suffi. Eh oui, bien sûr, Méphistophélès ! « Le veau d’or est toujours debout… » C’était au son de cette mélodie que devait s’ouvrir la cachette contenant le coffre du corsaire. On doit reconnaître que feu « papa » ne manquait pas d’esprit.
Quand j’ai entendu parler de musique et de Méphistophélès, ça m’a tout de suite frappé. J’ai aussitôt donné le signal au « professeur » : il était temps de passer à la phase finale de l’opération. J’avoue avoir omis, durant la visite, de vous montrer la petite pièce du sous-sol où convergent les tuyaux d’écoute de toute la maison et où j’ai installé le téléphone.