Lydia Nicolaievna se tourna alors vers Mustafine.
— J’envoie immédiatement chercher le Caravage, lui lança-t-elle avec un sourire triomphant.
1- Une verste valait 1,067 kilomètre.
DE LA VIE DES COPEAUX
Cette nouvelle est dédiée
à Georges Simenon
Quelqu’un a joué de malchance
Cinq personnes ? Cela paraît un peu beaucoup pour une « discussion strictement confidentielle », telle fut la première chose qui vint à l’esprit d’Eraste Pétrovitch lorsqu’il pénétra dans le bureau du directeur de la compagnie de chemin de fer Von Mack et Fils.
L’assesseur de collège salua les présents et arrêta son regard sur l’homme assis en bout de table. C’était sans aucun doute lui le baron Serge Léonardovitch von Mack, chez qui Fandorine avait été envoyé par son chef afin de prendre part à la discussion en question. On pouvait penser que le baron allait présenter le fonctionnaire chargé des missions spéciales aux autres personnages : un chauve au visage renfrogné, une vieille femme éplorée et deux jeunes gens aux mêmes yeux inexpressifs (exactement semblables à ceux de Serge Léonardovitch : ses frères, donc). Hormis le chauve, tous étaient en noir, les trois frères von Mack portant en plus un brassard de deuil.
Contre toute attente, aucune présentation n’eut lieu. En réponse au salut du nouvel arrivant, le chef d’entreprise se contenta d’un léger signe de tête avant de s’adresser au monsieur à l’air maussade :
— Vous pouvez continuer. C’est… Il est de la maison. Ne faites pas attention à lui, dit-il en balayant l’air d’un geste désinvolte. Je vous en prie, monsieur Vanioukhine, vous commenciez à parler de Stern.
N’étant pas habitué à ce qu’on le traitât comme une mouche ou un moustique, Eraste Pétrovitch avait haussé un sourcil, mais il lui fit aussitôt reprendre sa place en entendant le nom de l’homme à la mine renfrognée.
Ainsi, c’était lui. Zossim Prokofiévitch Vanioukhine soi-même.
Fandorine avait souvent entendu parler de cet homme, mais c’était la première fois qu’il le voyait, et, à franchement parler, il éprouvait une certaine déception. La légende vivante de la police ressemblait au laquais d’une maison de parvenus : crâne chauve encadré de part et d’autre par des favoris passablement ridicules, faux col d’une blancheur éclatante mais cravate manquant pour le moins de discrétion. Quant à la pince à cravate ornée d’une perle fine, elle n’allait pas du tout avec le gilet framboise. Mais peut-on juger un individu à sa mise, surtout un homme ? En son temps, Vanioukhine avait démêlé pas mal d’affaires embrouillées. Et l’on pouvait lui tirer son chapeau : de simple commissionnaire, il était devenu chef de la police judiciaire de Saint-Pétersbourg avec le grade de général, tout cela grâce à sa jugeote naturelle et à sa hargne de bouledogue.
Le regard de Vanioukhine était vif et pénétrant. Ses petits yeux narquois se braquèrent sur Fandorine.
— Excusez-moi, mais où l’homme « de la maison » se trouvait-il le 6 de ce mois ? demanda le Pétersbourgeois à l’aîné des frères von Mack.
La façon de s’exprimer de Zossim Prokofiévitch était extrêmement désagréable : caustique, comme discréditant par avance tout ce que pourrait dire son interlocuteur. Vanioukhine semblait vouloir signifier au chef d’entreprise : Tu as beau être le magnat des magnats et cent fois millionnaire, je m’en bats l’śil, pour moi tous les gens se valent.
Bien qu’hostile à toute forme d’impolitesse, Fandorine apprécia la démonstration. Apparemment, ce n’était pas sans raison que l’on disait de Vanioukhine qu’il était un homme indépendant et qu’il accomplissait son travail sans faire de distinctions entre les personnes.
— Il venait juste de rentrer après une longue absence, répondit Serge Léonardovitch à l’enquêteur, qui perdit aussitôt tout intérêt pour le nouveau venu, ne demandant pas même comment il s’appelait.
— Zur ce, reprenons, dit Zossim.
A en juger par la légère grimace qui altéra son visage impassible, ce n’était pas la première fois que le directeur entendait ce piètre calembour.
— Votre père et, par conséquent, votre époux…
En prononçant ces mots, le policier s’inclina avec une déférence outrancière devant la dame âgée.
— … s’est senti mal dans la nuit du 6 au 7, et une heure plus tard il avait, comme on dit, passé l’arme à gauche.
Les deux jeunes gens échangèrent un regard indigné, blessés par le ton du policier. L’un d’eux eut même un geste brusque, mais Serge Léonardovitch fronça imperceptiblement les sourcils, et ses deux cadets se ressaisirent aussitôt. Dans la famille von Mack, le droit d’aînesse semblait être rigoureusement respecté.
— Pas plus d’une demi-heure plus tard, dans un petit appartement à vingt roubles le mois, le secrétaire du défunt, un certain Nicolas Stern, rendait l’âme à son tour. Dans d’horribles convulsions, parce qu’on ne s’est pas donné la peine d’aller chercher un médecin pour un être aussi insignifiant, et que personne n’a soulagé ses douleurs avec du camphre et autres moyens modernes.
Le policier fit une pause, promenant un regard ironique sur les membres d’une famille qui comptait parmi les plus riches de l’Empire.
— Et maintenant, transportons-nous mentalement à la direction de votre noble entreprise, à savoir à l’endroit même où nous nous trouvons actuellement. Car c’est ici que s’est joué le troisième acte de la tragédie. Juste avant l’aube, le portier a entendu des cris en provenance du couloir où l’homme de ménage, un employé de nuit du nom de Kroupennikov, était occupé à laver le sol. Avant de trépasser, le malheureux a eu une courte conversation avec le portier. Si l’on peut appeler ça une conversation. Kroupennikov a crié : « J’ai les intérieurs en feu ! Je m’sens partir ! » Le portier a demandé : « Tu as mangé quelque chose de pas frais ? » « Que dalle que j’ai becté », rapporta Zossim Prokofiévitch, qui imitait le langage populaire de l’homme de ménage avec une évidente délectation, « j’ai juste avalé une lampée de thé parfumé du maître, directement à la théière. » Et une minute plus tard, Kroupennikov joignait son âme à celles des deux autres.
Dans la mesure où ces éléments lui étaient déjà connus (après sa discussion avec le général gouverneur, il avait eu le temps de prendre succinctement connaissance de l’affaire), Fandorine écoutait moins qu’il n’observait.
Le fils aîné du défunt entrepreneur, héritier de l’affaire, intéressait l’assesseur de collège plus que toute autre chose. C’était un brun assez beau, encore jeune, aux traits réguliers, qui donnaient cependant une impression de grande froideur. Eraste Pétrovitch était enclin à modifier son jugement initial quant au regard « inexpressif » de l’homme. C’étaient les deux frères cadets qui avaient des regards éteints, couleur de hareng de la Baltique ; celui de Serge Léonardovitch, en revanche, luisait non pas comme des écailles de poisson mais comme de l’acier. A en juger par cet éclat, l’entreprise du magnat qui venait d’être empoisonné était tombée entre des mains solides.
Les deux jeunes frères von Mack ne méritaient pas d’attention particulière : des adolescents comme les autres. Mais la veuve plut beaucoup à Eraste Pétrovitch : l’on percevait en cette femme un être capable à la fois d’endurer la souffrance avec le courage d’un homme et de compatir avec la sensibilité d’une femme. Elle avait un beau visage.