En plus, c’était quoi, cette morgue détestable ? Le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï avait dit que le jeune von Mack demandait, voire implorait, que l’on vienne chez lui pour une conversation strictement confidentielle. Or, il n’avait même pas daigné dire bonjour.
Fandorine se sentait blessé dans son amour-propre, et à peine la porte se fut-elle refermée sur le policier de Saint-Pétersbourg qu’il s’apprêta à tourner les talons sans un mot pour sortir à son tour (notons que personne n’avait invité l’assesseur de collège à s’asseoir).
Mais le nouveau patron de la compagnie Von Mack et Fils précéda son geste.
— Seigneur, pardonnez-moi ! s’écria-t-il en se levant. Je vais tout de suite vous expliquer mon étrange conduite… Mère, c’est ce M. Fandorine à propos duquel je suis allé chez le gouverneur. Eraste Pétrovitch, je vous présente maman, Lydia Filarétovna, et mes frères, Vladimir et Alexandre.
La dame sourit aimablement, les deux adolescents bondirent sur leurs pieds, saluèrent respectueusement et se rassirent.
— Venez, je vous en prie, fit le chef d’entreprise en montrant le fauteuil qui se trouvait près de lui. Ah, si j’avais su ! Comme je m’en veux de ne pas avoir immédiatement suivi le conseil de Vladimir Andréiévitch. Durant les obsèques, il m’a tout de suite dit : « Pourquoi voulez-vous donc mêler Saint-Pétersbourg à cette histoire ? Demandez à Fandorine, il va démêler tout ça. » Mais je tenais absolument à ce que ce soit Vanioukhine en personne qui s’occupe de l’affaire. Oh, comme les réputations sont sujettes à caution dans notre Russie !
Eraste Pétrovitch longea l’immense table, visiblement réservée aux réunions de travail, et s’assit. Après avoir examiné de près le fonctionnaire chargé des missions spéciales, Serge Léonardovitch fronça les sourcils d’un air inquiet.
— Mais vous êtes très jeune pour de telles responsabilités ! fit-il remarquer, visiblement contrarié (de loin, du fait de ses tempes grises, Fandorine faisait plus que son âge).
— Comme vous p-pour les vôtres, répondit sèchement l’assesseur de collège, qui n’avait guère apprécié la remarque. Vous vous apprêtiez à m’expliquer quelque chose ?
Le baron posa sur lui un regard investigateur. On voyait que décontenancer cet homme n’était pas chose facile.
— Eh bien, finit-il par dire après réflexion. On peut toujours essayer. Le prince s’est engagé à vous mettre à ma disposition le temps qu’il faudra…
Les joues de Fandorine rosirent imperceptiblement. Au cours de la discussion avec son adjoint, le général gouverneur s’était, certes, exprimé plus élégamment, mais cela ne changeait rien sur le fond : l’assesseur de collège était bel et bien « à la disposition » de ce rupin.
A la première impolitesse, au premier signe de suffisance, je prends congé, se dit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Que von Mack ait donné cent mille roubles pour la construction de la Cathédrale et qu’il ait fondé deux orphelinats n’est pas une raison suffisante pour qu’un serviteur de l’Etat joue les larbins de ce sac à fric.
Mais le directeur ne se montra nullement suffisant, simplement affairé et inquiet.
— Je n’ai pas attiré l’attention sur votre personne, afin que vous ayez la possibilité d’observer tranquillement Vanioukhine et de vous forger une opinion sur sa manière d’agir. Il y a également une autre raison, mais je la garde pour plus tard. Donc, que dites-vous du conseiller d’Etat actuel ?
Dans la façon de rappeler le rang de Zossim Prokofiévitch, on aurait pu déceler une pointe d’ironie, mais le visage du baron resta imperturbablement sombre.
Fandorine commença sans grand enthousiasme :
— En son temps, M. Vanioukhine a dû être un enquêteur valable, mais ses t-talents appartiennent au passé. Et d’un. Il est trop sûr de lui, cela limite son champ de vision. Et de deux. Il a déjà choisi l’hypothèse principale et il n’a pas l’intention de s’en détourner pour examiner les autres. Et de trois. Et cette hypothèse est fort désagréable pour vous. Et de quatre.
— Comme quoi j’aurais empoisonné mon père pour hériter, c’est cela ? fit Serge Léonardovitch avec un hochement de tête en regardant les membres de sa famille. Hum… Nous avons grand besoin de votre aide, Fandorine.
— Pour que je contribue à lever les soupçons qui p-pèsent sur vous ?
L’aîné des von Mack grimaça :
— Mais non, voyons. Ce ne sont pas les soupçons de Vanioukhine qui m’inquiètent, mais le fait que l’enquête soit en train de partir dans la mauvaise direction. Au final, il renoncera à l’idée qui aujourd’hui lui semble tellement logique, mais il sera alors trop tard.
— Je crains de ne pas tout à fait c-comprendre. Dans quel sens « trop tard » ? Vous voulez dire que le vrai coupable échappera au châtiment ?
— Ah, de nouveau vous êtes à côté de la plaque ! s’exclama le baron, une pointe de dépit dans la voix. Il faut, bien sûr, châtier le coupable, la loi et les intérêts de la société l’exigent. Mais l’essentiel est ailleurs !
— Mais encore ?
— Business, lâcha sèchement Serge Léonardovitch. Dommage que ce mot n’existe pas dans notre langue, « affaires » est un mot bien trop emphatique. Mon père ne vivait que pour le business, et je suis son fils. Nous, les von Mack, sommes tous comme cela.
Dans un même mouvement, les frères cadets poussèrent le menton en avant et froncèrent les sourcils, tandis que la veuve exhalait un soupir et se signait.
Décidément, être trop riche est malsain pour l’esprit et le cśur, pensa de nouveau Fandorine. Puis, tout haut, il demanda :
— Si je comprends bien, vous avez une autre version des événements ?
— Oui. Et j’en ai parlé à Vanioukhine, mais il m’a répondu : « Vous voulez m’utiliser pour jeter le discrédit sur votre concurrent ? Ne me prenez pas pour un idiot. »
Le baron se leva et s’approcha de la carte qui occupait la quasi-totalité du mur.
— Dans le business des chemins de fer de notre empire, la concurrence est féroce. Les rails, les traverses, les locomotives, les gares, les ponts… voilà dans quoi aujourd’hui se font et se défont les grosses fortunes. Regardez un peu ! Quel champ d’action ! Quelles possibilités ! Avec leur Trans-American, les Américains sont des Lilliputiens face à la Russie. Ce n’est pas un pays, mais un miracle ! Combien de millions de kilomètres de voies peut-on y frayer !
Moralité, on peut aussi aimer la Russie pour cela, s’étonna Eraste Pétrovitch en voyant la main de von Mack caresser tendrement l’Oural, les steppes d’Orenbourg et la Sibérie.
— Pour l’obtention de marchés, on distribue des millions de roubles de pots-de-vin, on s’espionne, et au besoin…
En un geste explicite, Serge Léonardovitch passa un doigt en travers de sa gorge.
— Mon père disait toujours : « Le business, c’est la guerre, et la compagnie, c’est l’armée. » Personnellement, j’ajouterai : la mort du général en plein milieu de la bataille, c’est presque toujours la défaite… Bon, après ce préambule, passons à l’affaire. Actuellement, le gouvernement est en train de décider à qui sera attribuée la construction de la ligne Sud-Est. Budget : 38 millions de roubles ! Même pour notre compagnie, ce marché est d’une importance considérable, alors, pour Mossolov, c’est tout bonnement une question de vie ou de mort.
— Mossolov ? Qui est-ce ? demanda Fandorine, qui connaissait mal le milieu des entrepreneurs.
— Notre principal concurrent. Le propriétaire de la Société des Vapeurs, la plus ancienne compagnie de chemin de fer.