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« Pourquoi n’allume-t-on pas la lumière ? » se demanda le joueur avec dépit.

3

d2 – d4…

répondirent les ombres en avançant un pion dans un frôlement à peine audible : deux petits reflets lumineux, un noir et un blanc, se rapprochèrent.

Et la pensée du joueur s’engouffra dans le dédale noir familier de la ville derrière la vitre, entraînée dans sa fuite zigzaguée, s’arrêtant aux croisements.

Si j’accepte l’échange de pions, je découvre e8 – g8… Je perds 0-0-0… Et si je fais Cc6 x d4, alors…

Ayant traversé des centaines de carrefours, aperçu une dizaine d’impasses, la pensée s’arrêta à l’entrée. D’un geste rapide, le joueur pressa le bouton d’acier de la pendule ovale qui remuait ses deux aiguilles fines : l’une d’elles s’arrêta aussi. Les doigts du joueur saisirent précautionneusement le vague reflet blanc sur la case d4 et le jeta dans la caisse : bruit de bois, léger et sec. Puis le silence.

Il prit alors entre le pouce, l’index et le majeur de sa main droite la tête ronde du pion en ej et le déplaça en toute hâte vers la case noire vide.

… e5 x d4

Le coup joué, ses doigts se desserrèrent rapidement et au même instant, le corps de Mister Pembroke chancela bizarrement et s’inclina vers les cases de l’échiquier comme s’il avait cherché à regarder le jeu de près ; sa main, elle, retomba, les doigts à moitié desserrés, frappant le bord de la table avec un bruit feutré, mais net. En faisant son dernier coup, Mister Pembroke avait envisagé toutes les variantes du déroulement ultérieur de la partie, sauf une, apparemment totalement invraisemblable. Mister Pembroke n’avait pas prévu qu’à la fraction de seconde où sa main lâcherait la pièce sacrifiée, son âme – l’âme de Mister Pembroke –, tombée de sa boîte crânienne, glisserait sans bruit le long de son bras jusque dans sa main occupée à déplacer le pion : du cerveau au poignet, du poignet au bout des doigts, des phalanges desserrées à la minuscule tête ternie du pion aux reflets noirs.

Une lumière vive jaillit du lustre dépoli, balayant les ombres.

« Enfin. Il était grand temps…», pensa Mister Pembroke avec un certain soulagement, sans se rendre compte de rien, puis il leva les paupières : ses yeux se heurtèrent à un monde complètement nouveau et incompréhensible. La salle avec ses murs, ses corniches, ses angles familiers avait disparu, comme effacée mystérieusement de son champ de vision. Cependant, autour de lui, à perte de vue, il y avait toujours les mêmes carrés blancs et noirs du parquet mais, chose étrange : les lignes en étaient hideusement étirées, les surfaces, anormalement étendues, butaient contre un horizon carré. La table avait fondu. Le lustre s’était envolé vers le zénith. Et les murs… Où étaient passés les murs ? Pembroke le pion, qui avait toujours la conscience et la sensation d’être le célèbre joueur d’échecs, n’y comprenait rien. C’étaient des images de rêve et non la réalité : de monstrueux obélisques aux saillies, courbes et reliefs scintillants noirs ou blancs le regardaient, disposés on ne savait comment, pourquoi ni par qui, sur le gigantesque parquet noir et blanc de cette salle aux murs évanouis.

« Me serais-je endormi ? En pleine partie ? » se demanda le pion en faisant un effort pour redevenir joueur : pour se réveiller. En vain. Les visions ne s’effaçaient pas. Le temps semblait étrangement glisser à côté d’elles sans les toucher. Les secondes se succédaient, mais à l’intérieur des secondes, rien ne changeait : les obélisques noirs et blancs sur les dalles noires et blanches se tenaient immobiles – inamovibles – silencieux. Même les ombres noires qu’ils projetaient ne bougeaient pas.

En regardant de plus en plus fixement cette forêt de spectres figée l’ex-Pembroke, gagné par un mauvais pressentiment, commença à reconnaître dans leurs contours quelque chose de familier, dont sa pensée avait l’habitude mais qui s’imposait à elle de l’extérieur. Des souvenirs confus l’assaillirent dans un chuchotement. Encore une minute, une seconde, une fraction de seconde pendant lesquels les intenses pulsations de la pensée tantôt rapprochaient, tantôt éloignaient de lui ce qui, tout en étant là, avait été oublié – et soudain, Mister Pembroke comprit. Une terreur inhumaine l’envahit depuis sa tête en bois ciselée jusqu’au petit rond de feutre vert collé à son pied. La réaction fut instantanée elle aussi : une sensation de paralysie croissante, d’étrange légèreté et de petitesse.

Peu à peu, il recouvra sa capacité de raisonnement logique. « Si cela a effectivement eu lieu, se dit cet être qui ne pouvait plus se nommer, évaluant sa situation, alors je suis menacé par le cavalier blanc de la case f3. Mon cas est clair. Si f3 est réellement occupée par le cavalier, alors…» et l’être qui, il y a peu, était Mister Pembroke, habitué à l’indépendance et aux honneurs que lui procurait son statut de maître des échecs, osa à peine franchir du regard la limite de sa case minuscule et plate, de trois centimètres sur trois, pour loucher vers la gauche où, derrière la d3 et la e3, blanchoyait la f3. Là, dans la luminosité jaune des soleils que son œil avait pris naguère pour les lampions du lustre, se tenait le cheval blême aux orbites béantes. Sa crinière lisse était dressée, ses naseaux dilatés de fureur, ses lèvres retroussées découvraient ses dents. C’est alors seulement que le pion-joueur ressentit toute la profondeur de sa pionitude.

Cf3 : « À moi ! »

Tant pis. La partie au prix d’un pion. Et puis, pièce touchée, pièce jouée. Trop tard.

Mais ce qui, chez Pembroke, avait eu le temps de devenir bois – de se faire pion – et qui ne connaissait plus que le sens minuscule, trois centimètres sur trois, de sa seule case, protestait de tous les battements de son cœur lignifié. Un cœur qui soudain s’était mis à battre sous le vernis de sa poitrine ciselée : ne me touchez pas, hors de ma d4 ! Je ne veux pas être joué, c’est moi qui joue ! Arrêtez le jeu !

Les obélisques et les carrés comprenaient-ils la langue de bois ? Impossible de le savoir : ils gardaient le silence. C’était la fin du zeitnot(19).

1921

Vie et mort d’une pensée

I

La Pensée naquit par une douce après-midi de juillet. Les sentiers d’un jardin sinuaient tout autour. Des branches s’étiraient vers le ciel. En regardant le monde par les pupilles du penseur, la Pensée vit : droit devant elle, derrière un enchevêtrement de branches, un muret de pierre. Au-dessus, la voûte arrondie et oblique de l’os frontal. La naissance de la Pensée eut lieu au moment où le vieux penseur en était au treizième des quatorze pas prévus, calculés à l’avance, qui séparaient deux bancs : celui qui lui servait de lieu de réflexion et celui où se trouvait un mouchoir soigneusement plié en quatre. Le penseur considérait que le mouvement était une excellente chose pour sa santé et, avant de s’autoriser à s’asseoir, les mains appuyées sur les genoux, le visage penché vers la terre, il avait coutume de laisser un mouchoir sur le bord du banc à quatorze pas de lui. Ainsi donc, ayant fait treize pas, le philosophe tendit la main vers le mouchoir, mais c’est à cet instant que la pensée naquit : « Le ciel étoilé au-dessus de moi – la loi morale en moi. » Sa main demeura suspendue comme si elle avait heurté la Pensée : tout – le mur, les arbres, la blancheur du mouchoir, le soleil, la terre, les feuilles, les bancs – tout jusqu’au dernier rayon, jusqu’au dernier reflet de lumière, déserta ses pupilles ; il n’y avait plus que le Penseur et la Pensée et, entre eux, rien. Il est impossible aux étoiles de briller en plein jour dans un ciel bleu poussière : mais à présent, par la volonté de la Pensée, elles s’allumèrent, tels des brasiers émeraude, scintillant sur les lignes obliques de leurs orbites. Autour du jardinet désert, avec son dédale de sentiers jaunes qui sinuaient et revenaient sur leurs pas, il y avait un muret de pierre muni d’un portillon fermé à clé qui rendait inutile toute loi morale mais, par une simple pression du regard, le philosophe ouvrit le jardinet repoussant sa clôture jusqu’aux confins du monde, brisa l’enchevêtrement des sentiers qui, soudain, se déployèrent en voies : larges, étroites, bien dégagées, en terre battue ou recouvertes de ronces – fuyant vers les lointains.