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Cela dura une dizaine de secondes.

Puis, le jour bleuâtre poussiéreux recouvrit de nouveau les étoiles. Le muret du jardin resserra de nouveau ses briques, les voies rétrécirent en sentiers et s’étendirent docilement sous les semelles du sage.

Quant au mouchoir, boule blanche qui s’était dépliée en un immense tissu lacté translucide, il retomba et, se recroquevillant, retrouva sa place sur un banc dont les pieds en bois tremblaient encore légèrement d’avoir couru à folle allure là-bas, vers l’illimité, et retour, dans le jardin du sage.

Après ce décalage et ce recalage, le vieux philosophe tendit la main vers son mouchoir comme si de rien n’était, se moucha soigneusement et retourna à sa place.

2

Les premiers jours de la vie terrestre de la Pensée furent les meilleurs : ayant promené son regard sous la voûte spacieuse du crâne, la Pensée se vit au milieu d’une conception du monde immense, merveilleusement conçue et organisée. En jetant un coup d’œil au dehors, dans le monde à travers les paupières à peine ouvertes du philosophe, la Pensée recula d’un bond : on était bien mieux dans la conception du monde que dans le monde. Là-bas, dans le monde, on voyait entre l’horizon et l’œil, un petit espace de rien du tout entièrement encombré de choses. Ici, dans la conception du monde, s’ouvrait un espace pur, nullement souillé par la chose : il s’offrait au regard de bout en bout, depuis l’incommencement jusqu’à l’infini. Dans le monde (par exemple ici, au mur) les secondes couraient sur le disque du cadran, un Calendrier universel de Leipzig était ouvert sur la table et personne n’avait droit à plus d’une seconde à la fois. Tandis que dans la conception du monde, il y avait une éternité qui provenait de nulle part et ne se dirigeait nulle part.

On comprend donc pourquoi deux jours après l’incident du mouchoir, comme le vieillard assis à son bureau avait posé, entre deux bougies allumées, une feuille de papier blanc devant la Pensée, celle-ci bondit en arrière : « Je ne veux pas aller dans les lettres. » Mais le vieillard fit ce qu’il avait à faire. La lutte fut brève, bien qu’acharnée : la Pensée retombait de la plume, sautait hors des mots et emmêlait les lettres. Après les avoir biffées, le vieillard les remettait dans un autre ordre jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à capturer la Pensée dans la fente de sa plume pour la plaquer contre la feuille. La Pensée s’étalait devant les yeux fatigués larmoyants du vieillard en une triste ligne noire : « Ramène-moi d’où je viens. »

Le vieillard se mit à réfléchir. Il n’aimait pas donner ses mots aux autres. Sa plume s’était avancée vers la Pensée : encore un instant et un trait l’aurait cachée à tout jamais aux regards curieux. Mais à cet instant, l’horloge sonna onze heures. Le philosophe ne se permettait jamais de dépasser cette heure ne fût-ce que d’une seconde : au premier coup, il posa sa plume, souffla l’une des bougies et, l’autre à la main, se dirigea vers le seuil de sa chambre à coucher en traînant ses pantoufles. La Pensée, enfilée dans la ligne, resta couchée seule sur la feuille de papier, dans la pièce sombre et déserte. L’extrémité gauche de la ligne était tournée vers la fenêtre. Derrière la fenêtre il y avait le ciel. À présent, étoilé de toute évidence, il ne contredisait plus la Pensée. L’extrémité droite de la ligne était, quant à elle, orientée vers l’intérieur de la pièce : derrière, il y avait une autre pièce, puis le perron, la rue et, plus loin, un autre perron, une pièce, et encore une pièce : une petite ville. Il semblait que là encore, tout était en conformité avec la Pensée, car jamais la ville n’atteignait à de pareilles hauteurs morales qu’à onze heures du soir, heure à laquelle elle s’endormait entièrement, de toutes ses chambres, volets et paupières fermés. Bien que les contradictions fussent « levées », avant de s’endormir sur la feuille rugueuse, la Pensée, inquiète, se tourna et se retourna longuement.

3

Le typographe s’empara de la Pensée et, sans lui laisser le temps de se ressaisir, il la sépara en lettres ; puis, la serrant brutalement entre ses doigts sales qui sentaient le tabac bon marché, le plomb et la sueur, il la glissa dans la fente de la matrice. Celle-ci était terriblement étroite. Sans la laisser souffler, la Pensée plombée fut posée sur la presse, sous une couche d’encre noire à l’odeur âpre, et fut frappée brutalement avec la planche d’imprimerie. Tournant de gauche à droite, une, deux, trois fois, les vis de la presse l’enserrèrent comme dans des tenailles : la Pensée perdit connaissance. En revenant à elle, elle se vit de nouveau sur une feuille de papier, coulée cette fois dans des lettres carrées et droites. La feuille, pliée en seize, fut collée dans un livre et le livre revêtu d’une reliure opaque. Longtemps, la Pensée fut bringuebalée : les volumes empilés à l’imprimerie furent jetés sur un chariot, puis dans un entrepôt, à même le sol, de là elle se retrouva dans une vitrine, ensuite sur une devanture, après quoi elle passa de main en main jusqu’à ce que le destin la prenne finalement en pitié en la laissant s’installer sur une étagère de la bibliothèque du chargé de cours Johann Stump. Longtemps, personne n’y toucha. La Pensée se recouvrit de grains de poussière et de rêves : à la place du ciel étoilé, elle avait au-dessus d’elle des étagères ployant sous le poids de nombreux livres ; à la place de la loi morale, qui construit ses réalités à partir d’actions, des lettres inactives collées à d’autres lettres, fermées à double tour.

Soudain, tout vacilla : quelqu’un arracha et fit tomber les fils d’araignée, des grains de poussière effarouchés se précipitèrent dans tous les sens, un coupe-papier en ivoire se faufila méthodiquement entre les pages, fendant la matière du livre. Tout aussi brutalement, les rayons du soleil tombèrent sur les lettres ; une paire d’yeux plissés glissa sur la page de gauche à droite et de haut en bas, approchant la Pensée prise au dépourvu.

« Pourvu qu’il ne me trouve pas », se dit-elle dans un instant d’espoir. Mais déjà, les yeux l’avaient dénichée. Le crayon courait sur la marge droite. Il s’arrêta, pointe de graphite plantée dans le papier, prêt à bondir. Soudain, le crayon agrippa l’extrémité gauche de la ligne, celle qui était tournée vers la lumière des étoiles, et la tira, à travers la marge, vers son calepin. « Le ciel étoilé » caché dans les lettres essaya de résister, mais le crayon s’empara de l’une des étoiles, attrapa son rayon le plus long, puis traîna toutes les étoiles et la loi morale avec jusqu’à la surface carrée du carnet. Perdue, désemparée, la Pensée se laissa faire, ne soupçonnant pas ce qui allait suivre. Ayant habillé la Pensée de lettres grises autant que faire se pouvait, Stump s’attarda, le front plissé, pointant sur elle les axes optiques de ses yeux. Puis, enfilant la Pensée sur ces axes, il les leva lentement au plafond. Stump pensait. Quant à la Pensée, elle était dans un drôle d’état : le ciel étoilé, étrangement fané, s’était soudain affaissé de toutes ses étoiles vitreuses comme des yeux de morts ; les étoiles, enrégimentées, s’étiraient en diagonale ou en largeur dans un ciel réduit à un carré – et qui ressemblait bizarrement au plafond du Wintergarten(20) avec ses rangées de lampes faiblement scintillantes. Quant à la loi morale écrasée sous l’occiput de Stump, elle n’avait plus besoin d’être gravée sur des tablettes de pierre, peu pratiques et faciles à briser : elle pouvait se loger confortablement sur un panneau en fer-blanc fort instructif ornant les allées des jardins publics : « Ne pas arracher les fleurs », « Ne pas marcher sur l’herbe ». Il suffisait d’y ajouter : « Ne pas aimer la femme d’autrui », « Ne pas cracher sur l’âme d’autrui », « Ne pas remuer le bonheur avant utilisation » et deux ou trois autres maximes. À propos : tous les « ne » antiques étaient étayés par des « mais ». À tout hasard.