Mais ce n’est pas moi, protesta la Pensée, vous me prenez pour…
Stump, qui avait caché sous son calepin le manuscrit de sa thèse : Quelques prémisses des relations socio-juridiques, ordonna à la Pensée de se faire exergue en première page.
Il n’y avait rien à faire : effleurant avec dégoût cette somme de quatre cent pages, la Pensée se faufila à la place indiquée. Elle ne songeait qu’à une chose : ne pas sombrer dans les prémisses.
4
Ses souffrances ne faisaient que commencer. À présent, la Pensée ne se souvenait que rarement de ces jours révolus où elle vivait en toute liberté sous l’os frontal du sage, dans un crâne haut et vaste : il lui fallait se traîner chaque jour de crâne en crâne, se nicher sous des fronts bas, fuyants, ne voyant que de temps en temps, à travers l’écran trouble des yeux, le monde avec ses horizons étriqués, ses choses solidement enchâssées dans les mètres et les pouces de l’espace. La Pensée savait : les lignes de ces horizons ne l’entraîneraient jamais nulle part, les choses qui cachaient des choses à d’autres choses ne s’écarteraient jamais, ne s’ouvriraient jamais sur des lointains. La Pensée se blottissait tout au fond du crâne inhabitable sous l’occiput bas et plat. Elle avait la nostalgie de son premier séjour.
Le retour était dorénavant impossible : le vieux Maître, qui avait refusé à la Pensée une courte biffure noire, gisait sous terre au cimetière, le crâne rempli de vers et non de pensées. Quant à ses maîtres d’aujourd’hui, ils ne regardaient le ciel que pour vérifier s’il fallait prendre leur parapluie. Il est vrai que la loi morale avait engendré de longs discours pédants : les étagères de la bibliothèque ployaient sous le poids des « éthiques ». Mais ceux qui étudiaient « la science de l’acte juste » n’avaient pas le temps d’en commettre, pas plus des justes que des injustes. Et ceux qui n’avaient pas le temps d’étudier… Eux n’étaient pas responsables.
Au début, la Pensée tomba sur des citateurs. La bande des citateurs travaille généralement avec des ciseaux et de la colle : s’emparant d’un livre, ils le charcutent avec leurs lames coupant dans le vif, taillant les caractères. L’humiliation était plus douloureuse que la douleur : les citateurs prenaient le corps de la lettre et le numéro de la page, ils n’avaient rien à faire de la Pensée elle-même. Puis, vinrent les faiseurs de paragraphes : se retrouvant dans le paragraphe d’un manuel, la Pensée se sentit même un peu ragaillardie à présent, visitée qu’elle était non plus par des lunettes, mais par des yeux jeunes qui avaient bonne vue et dont les prunelles se dilataient souvent, ce qui la valorisait.
Et la Pensée s’abandonna, toute joyeuse, à ces défilés d’yeux estudiantins qui sautaient de lettre en lettre, s’arrêtant souvent des heures entières à la ligne qu’elle habitait.
Le manuel fut approuvé officiellement par le ministère et la Pensée ne vécut plus que d’examen en examen.
Des jours laborieux commencèrent. Les pages du manuel se salissaient, s’usaient. La Pensée n’avait plus un instant de répit. Elle passait de mains en mains. On la trimballait partout : sur les bancs des parcs, les pupitres des classes, les réfectoires. On la réveillait la nuit. On l’obligeait à se cacher dans des antisèches. Lors d’examens, les bégaiements fébriles et précipités mettaient tout sens dessus dessous, les étoiles se mêlaient à la loi morale comme des raisins secs à la pâte : « Je me suis trompé, monsieur le professeur, mais je connais tout, je vous assure…»
La Pensée du Sage ne se vexait pas : il faut que jeunesse se passe. Cependant, cette répétition de semestre en semestre au long des années, des décennies finit par la lasser, la décolorer. Traînée à travers le quotidien, fanée, copiée et recopiée, mutilée par les ciseaux des citateurs, usée par les langues des étudiants, reléguée dans des cahiers, casée, en petits caractères, dans des notes en bas de page, la Pensée exténuée en vint à appeler de ses vœux la mort : son ciel recroquevillé perdant étoile après étoile, déserté par les rayons émeraude, béait au-dessus d’elle, vide d’étoiles comme un trou noir. Ce trou noir d’en haut n’aspirait qu’à une chose : se fondre au plus vite dans le trou noir d’en bas.
Le Temps lui vint en aide. Ayant égrené cent années depuis la naissance du sage, il rappela que… les hommes ont une coutume formidable : une fois tous les cent ans, ils commémorent leurs sages. Mais comment faire plaisir à un mort : l’inhumer une deuxième fois ? Ce n’est pas toujours commode. Il fut donc décidé d’enterrer une de ses pensées à côté de lui. On grava sur la vieille pierre tombale qui écrasait la dépouille du sage : le ciel étoilé au-dessus de moi – la loi morale en moi.
La pensée fut couchée sur la dalle, s’étalant sur toute sa longueur de ses lettres dorées gravées dans la pierre, éclatante et vive comme en cet après-midi de juillet où elle vit le jour. Ce n’était plus le jardin du sage qui tendait vers elle ses branches : une forêt de croix avait resserré ses planches autour d’elle.
D’interminables discours coulèrent au-dessus de la Pensée et du Sage : ceux qui parlaient n’étaient pas des sages et ce qu’ils dirent n’était pas des pensées. Le soir, tout le monde se retira : la clé rouillée se retourna, rainure vers le haut, dans la serrure du vieux portillon du cimetière.
De nouveau, ils restèrent seuls, comme au lointain après-midi de juillet : le Sage et sa Pensée.
1922
Les Grées
I
Aujourd’hui, seuls les professeurs de littérature écrivent sur le mythe des Grées et encore, leur plume se prend dans les mots. Tandis qu’à cette époque révolue, morte depuis longtemps, chaque enfant pouvait raconter sans trébucher, et de la plus jolie manière, le début de l’histoire des Grées. Sa fin en revanche est cachée non seulement aux professeurs, mais même aux enfants : elle plonge dans les siècles pas encore nés où je vous invite à me suivre, vous les surdoués.
Trois vieilles appelées les Grées furent désignées par Zeus pour garder les sentiers rocheux du Parnasse. Ces sentiers descendaient à pic des sommets jusqu’aux vallées. Là-haut, au-delà des nuages, au-dessus du monde étalé dans la plaine, était caché Pégase, le cheval ailé qui n’avait jamais connu ni bride, ni fouet. Sous son sabot d’or, il n’y avait pas un seul brin d’herbe ; des lignes noires jamais écrites ni lues aux lettres enchevêtrées, sortaient de la terre poussant vers l’azur peignées par les vents des montagnes : la pitance du cheval ailé.