Zeus le rusé savait que celui qui s’emparerait de Pégase posséderait aussi les pâturages des pentes du Parnasse, hissés au-dessus des fumées de la plaine, faits de lignes et de lettres noires que lui, le démiurge, avait fait éclore.
C’est pour cette raison qu’il plaça les vieilles et méchantes Grées au plus haut tournant du sentier. Elles étaient trois, mais elles n’avaient qu’un œil en tout et pour tout. Les vieillardes ne se séparaient jamais. Pendant que l’une d’elles, s’emparant de l’œil, regardait en bas à travers les volées de nuages, les deux autres attendaient impatiemment leur tour : pour voir. Souvent, elles s’empoignaient à cause de l’œil, roulaient sur les pierres pointues, boule immonde à trois têtes et six bras, s’arrachant la vue qui passait de doigts en doigts. Pour peu que la sentinelle s’assoupît, une de ses sœurs glissait immédiatement ses doigts sous la paupière fripée de la dormeuse pour lui voler l’œil.
Un jour, elles entendirent un bruit à peine perceptible : quelqu’un montait la pente, faisant tomber de petits éboulis. Le bruit de pas se perdait, puis réapparaissait. La Grée voyante scruta l’espace d’en bas. Les deux autres, à l’affût, tournèrent leurs orbites vides vers le bruit.
— Que vois-tu ?
— Un tissu de brumes.
— Donne-nous l’œil.
— Non.
Le bruit se fit plus insistant : sous couvert d’obscurité, quelqu’un montait les aspérités rocheuses, s’arrêtant de temps à autre comme pour réfléchir, puis – de nouveau retentissaient les pierres glissant sous le pied.
— Avançons-nous.
Main dans la main, les Grées se mirent à descendre précautionneusement : un œil – six orbites. Celle qui y voyait marchait devant, les deux aveugles lui emboîtaient le pas en silence. Le danger leur fit oublier leurs querelles.
Elles entrèrent dans les nuages. Les aveugles trébuchèrent plusieurs fois sur le granit mouillé.
— Tu vois quelque chose ?
L’écheveau des ténèbres se déroulait lentement. En bas – les carrés des champs, les fines tiges des fumées poussant dans les cheminées, les taches fauve des tuiles. La première Grée tourna son œil à droite et à gauche et faillit dire « non » lorsqu’elle aperçut plus bas, à distance, au bord du rocher, un homme debout, séparé d’elles par une étroite crevasse. Il avait un long bâton terminé par un crochet en fer qu’il avait planté dans la saillie rocheuse ; il observait les Grées tranquillement, sans bouger.
Après avoir échangé quelques mots en chuchotant, les Grées avancèrent vers le blasphémateur. Devant elles, la fissure. Celle qui marchait en tête s’accroupit sur ses jambes flageolantes et sauta.
— Et nous, et nous ? firent les autres de leur bouche édentée en tendant les bras vers leur sœur. Aveugles, elles n’osaient pas sauter. La première sortit son œil de sous la paupière :
— Attrapez !
Les deux sœurs offrirent leurs mains. Mais le geste de la Grée manqua son but : miroitant d’un éclat blanc, l’œil, qui n’avait pas atteint le bord du précipice, tomba dans l’abîme. Les quatre mains recroquevillées se serraient et se desserraient, palpant du vide.
— C’est toi qui as l’œil ? demanda l’une.
— Non, c’est toi, susurra l’autre.
Arrachant son bâton à la roche, l’homme se mit à descendre vers la crevasse, avec précaution mais rapidement. Restée seule et aveugle, la Grée qui avait sauté fut prise de peur.
— Au secours ! cria-t-elle à celles qui se trouvaient de l’autre côté. À moi !
L’une des aveugles se décida alors. D’un bond, son corps léger s’élança à travers le précipice avec suffisamment de force, mais de biais et, sans atteindre la terre ferme, la vieille chuta dans le gouffre avec un hurlement. La troisième n’osa pas bouger. La Grée venue en éclaireuse n’avait plus le choix : derrière elle, l’abîme, devant, l’ennemi. Seule et aveugle, elle se prépara à accueillir la mort. Plantant ses doigts dans les fentes de la terre, cachant sa tête dans les angles aigus de ses coudes, elle attendit sa fin, résignée. Tout près de son oreille, des pierres chuintèrent, foulées par le pied. Le crochet pointu éventra l’air dans un sifflement et la Grée dégringola sans un gémissement, les mains en croix, à la suite de sa sœur et de l’œil.
2
L’homme qui avait vaincu les Grées pouvait poursuivre son ascension. L’orage lui jetait des éclairs. Les vents mugissaient. Les nuages le frappaient de leurs ailes grises. L’homme, lui, avançait toujours de pierre en pierre dans les méandres du sentier, sur les saillies rocheuses : vers les hauteurs du Parnasse. Les nuages, les éclairs, les vents restèrent en bas ; un soleil rond s’épanouissait au-dessus de sa tête dans un halo de rayons jaunes. Des lignes longues ou courtes gorgées de noir d’encre se balançaient à ses pieds, lettres nées de lettres saupoudrées de poussière de graphite. Entre les lettres, des pâtés d’encre informes effrangés, suspendus à des tiges frêles. Au milieu de lettres qui lui arrivaient aux genoux, se tenait Pégase blanc comme neige, les ailes derrière le dos, une brassée de lignes grignotées entre les dents : en mâchant, il faisait tomber tantôt un mot, tantôt une lettre, tantôt une syllabe.
L’homme intrépide entreprit de capturer Pégase, mais celui-ci déploya ses ailes puissantes dans un bruit de tempête. Le vainqueur cueillit alors quelques lignes sur le pré du Parnasse, de quoi faire deux volumes, et redescendit vers les lieux habités.
Lorsque dans la vallée on apprit que l’accès aux sommets du Parnasse était libre, des gens se mirent à grimper et à escalader les rochers et les sentes. Des foules entières. Mais le chemin à travers pics et précipices était difficile. Nombreux furent ceux qui abandonnèrent, rebroussant chemin avec force geignements et lamentations. À leur retour, ils se plaignirent aux anciens. Ces derniers ordonnèrent d’aplanir les saillies, d’arrondir les lignes brisées des sentiers, de les élargir et de construire des rambardes aux endroits dangereux. Lorsque tout fut accompli selon leur parole, les gens de la vallée s’aventurèrent de nouveau sur les hauteurs, certains seuls, d’autres accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs serviteurs, mit Kind und Kegel(21).
Les neiges blanches piétinées et piquées avec des bâtons, devinrent grises, puis fondirent. En bas, sous les tuiles, des maisons d’édition s’ouvrirent qui payaient une pièce de cuivre pour chaque ligne cueillie sur le Parnasse. Ce fut la ruée. On arrachait les lignes et les strophes à la main, on les coupait avec des ciseaux de jardin, on les moissonnait avec des faux. Dans cette agitation, certains poèmes furent abîmés, cassés, leurs rythmes se confondirent. La rémunération à la ligne baissa alors de façon catastrophique(22). On créa une commission au réaménagement du Parnasse qui fit afficher sur tous les rochers et au tournant de tous les sentiers le règlement suivant :
« 1. À partir de ce jour, l’accès au sommet du Parnasse est formellement interdit à toute personne n’étant pas en possession d’une carte portant le cachet du Collège de la Grande Plume.
2. Le titre de poète est décerné aux personnes ayant été reçues aux épreuves du Collège de la Grande Plume, à savoir : course à dos de phrase sur une distance totale de 24 mètres avec passage par l’idéologie, examen d’emboutissage des rimes, etc.
3. Les personnes non enregistrées n’ont pas le droit de cueillir les lignes, de venir en compagnie de Muses. En cas d’infraction, les coupables répondront de chaque lettre arrachée devant le Tribunal de la critique lequel est chargé de faire observer ledit règlement(23). »