Jusqu’à cet oukase, les lettres et les lignes sortaient de la terre comme bon leur semblait : les omégas et les alphas étaient mélangés à des « iouss » et des « az(24) ». Près des « e » muets discrets et des omicrons ronds fleurissaient de luxuriants doubles vé et de minuscules triangles : des « ijitsa(25) ». Parmi les tiges sveltes des pentamètres iambiques aux accents de tragédie(26), dont les extrémités pointues pleuraient des gouttes de rosée, s’étaient faufilées des rimes bâtardes qui poussaient dans tous les sens et des ghazals aux rimes plates.
La commission décida d’y mettre bon ordre : les rimes du Parnasse furent triées par alphabets, par familles poétiques, par genres et sous-genres selon les classifications strophiques, rythmiques et métriques.
Quant à Pégase, il demeura longtemps insaisissable. De temps à autre, il se laissait approcher à une douzaine de lignes, et brusquement, déployant ses ailes, il se projetait, dans un éclat de sabots, vers une saillie éloignée. C’est alors que fut fondée la Société de la juste chasse pégasienne ; afin de le capturer, les hommes avançaient armés d’une multitude de plumes d’oie ou d’acier, de crayons noirs bien taillés : des nuées de plumes s’abattirent sur Pégase lui cachant le soleil, le frappant au cou, aux oreilles, aux ailes. Blessé de partout, il tenta de prendre son envol : impossible.
On lui entrava les jambes : « Nous le tenons ! » On lui tailla les ailes. On le mit dans une stalle(27). Désormais, moyennant un prix modique, chacun pouvait monter le cheval aux sabots d’or pour faire un tour de manège sur une piste de sable. Les personnes munies de cartes passaient en priorité.
Au début, Pégase captif craignait les foules : on lui mit des œillères. Baissant sa tête aux ovales noirs jusqu’à terre, la crinière d’or lamentablement affaissée, ce destrier jadis libre et ailé trottait mollement en rond sur le sentier du manège.
Tout autour de lui, des rictus :
— Nous le tenons.
— Il est à nous.
3
L’œil perdu par la Grée ne disparut pas : resté au fond du gouffre durant plusieurs siècles, il fut porté par les flux pluviaux jusqu’au bas de la vallée, à l’entrée d’un village peuplé d’hommes.
Là, il demeura tout un siècle, enfoui sous la terre, puis, au cent unième printemps, saisi par le gel, il se mit à pousser. D’abord, un pédoncule rampant, blanc et mou, une sorte de tige, apparut à la racine de l’œil, minuscule fibre nerveuse pas plus grosse qu’un poil. Ce filament s’étoffa légèrement et commença à se diviser en fibrilles flétries translucides qui s’étiraient vers la gauche et la droite formant des ramures de plus en plus complexes. Une pousse vitreuse et terne se propulsa hors de la pupille : se frayant un chemin à travers les couches de sable et l’argile qui collait à sa tige, elle s’enhardit à regarder le soleil. Une semaine plus tard, les petits cercles irisés qui ceignaient la tige éclatèrent en pétales bigarrés. L’œil reposait dans une cour abandonnée, presque toujours déserte, tout près de la palissade, dans les ronces et les hautes herbes poussiéreuses. La naissance de cet arbuste insolite passa inaperçue.
Se ramifiant peu à peu, la cime de plus en plus haute et large, l’arbuste s’allongeait, dépassant les têtes des herbes et des ronces. L’automne approchait : les pruniers étaient ornés d’ovales bleus, les pommiers de fruits d’or, quant à l’étrange arbuste, on y voyait s’épanouir, suspendus à des fibrilles blanches semblables à des tiges, de petits globes oculaires blanchâtres et vitreux à la pupille tournée vers le bas, qui s’arrondissaient, se gorgeaient de sucs nerveux.
Le premier à l’avoir aperçu fut Tek, un petit gueux de huit ans. Il servait de guide à un vieux mendiant aveugle nommé Caecus qu’il aidait à quêter. Ce jour-là, ils avaient erré dès l’aube parmi les maisons du bourg cachant la misérable aumône qu’ils avaient recueillie au fond de leur besace, dans une tasse en bois peint. Le soir, arrivés à la sortie du village, ils trouvèrent une cour qui leur sembla inhabitée et, froissant l’herbe, commencèrent à s’installer pour la nuit près de la palissade.
Aussi étrange que cela puisse paraître, le premier à découvrir l’emplacement de l’arbre des Grées fut le vieil aveugle. Les yeux de Tek ne quittaient pas le fond de la tasse en bois peint que le vieillard gardait toujours sur lui par méfiance de son guide, ils comptaient et recomptaient les pièces qui tintaient dedans. Avant de se poser à terre, le vieillard fouilla le terrain avec sa longue crosse noueuse : le bâton heurta la palissade, tâta la terre, chuinta dans l’herbe et toucha soudain quelque chose d’étrange. Le vieux se redressa, les genoux à moitié pliés.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en se tournant vers le garçonnet et en retirant aussitôt son bâton. Tek regarda : à trois pas, dans l’air gris du crépuscule, brillaient d’étranges fruits ronds et blancs qui recouvraient abondamment les branches d’un arbuste. Le gamin avança d’un pas. Il tendit la main : ses doigts touchèrent quelque chose de froid et de gluant. Il tira sur la tige blanche filiforme et approcha de ses yeux ce qu’il avait cueilli : dans le creux de sa main, un œil humain, la pupille – qui se dilatait et se rétractait – fixée sur lui. Tek poussa un cri et jeta l’œil.
— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce donc ? demanda Caecus, de plus en plus impatient.
Mais le gamin enfouit son visage dans les vêtements du vieillard et se mit à pleurer, incapable d’articuler un mot. Alors, l’aveugle s’approcha de l’arbuste et chercha à tâtons : comme ses doigts grimpaient le long des branches gluantes, palpant les globes oculaires aux grosses prunelles, qui frémissaient légèrement au contact de sa peau rêche, le visage du vieillard exprima une curiosité intense. Tek le supplia de partir, mais le vieux demeura immobile bredouillant de sa bouche édentée : « Non, non. » La nuit tombait. Tek sauta par-dessus la palissade et s’allongea de l’autre côté.
À travers les fentes de la palissade, il voyait la sombre silhouette voûtée de Caecus, qui lui cachait l’arbuste terrifiant. À présent, cette aventure lui paraissait comique. Il leva ses paupières encore une fois, en souriant : penché sur le prunellier, le vieillard ne bougeait pas. Les paupières de Tek se refermèrent.
La nuit. Pour Caecus, c’était toujours la nuit. Elle durait depuis une trentaine d’années et l’aube ne venait pas. Caecus n’était pas aveugle de naissance, un accident de mine l’avait privé d’yeux : l’un avait crevé, l’autre, sous la paupière droite, était mort. À présent, debout devant l’arbre couvert de fruits énigmatiques, l’aveugle rêvait. Chaque fois que Caecus restait seul, il faisait appel à sa mémoire, qui faiblissait de jour en jour, pour transformer le toucher en vue, pour faire briller de nouveau le soleil au milieu de la nuit éternelle : celui-ci se levait au sommet de la voûte basse et blafarde – vaguement jaunâtre, terne, le Soleil impuissant des aveugles –, tendait ses brefs rayons vers les montagnes aux formes nébuleuses, les silhouettes floues des hommes, le contour vacillant des maisons et des arbres. Une heure passa. Toujours accroupi, le vieillard se rapprocha de l’arbuste. Tout était silencieux. Tek dormait. Sa main effleura de nouveau un œil, un deuxième, un troisième. Appuyant le pouce de sa main gauche sur son sourcil gauche, Caecus tira précautionneusement la paupière morte collée à l’orbite vide et, surmontant une sourde douleur, enfonça dans la cavité l’œil élastique et gluant cueilli sur une branche. L’œil frotta douloureusement sa paupière faisant éclater de petits vaisseaux, frétilla soudain entre ses doigts et s’encastra dans l’orbite : au même instant, une douleur vive traversa son cerveau ; des étincelles bleues éclatèrent au fond de son œil et autour. Terrifié, Caecus perdit connaissance.