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En revenant à lui, il pensa qu’il avait rêvé. En effet, tout autour, c’était la nuit noire, comme toujours. Caecus porta la main à son œil : qu’était-ce ? Un étrange contour à cinq branches venait à lui. Le vieillard demeura pétrifié, la main levée, et il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’il voyait ses doigts.

Durant la nuit, Caecus avait recouvré la vue. En se soulevant sur un coude, la paupière plissée à cause d’une intense douleur, il distingua au-dessus de lui, suspendue tout bas, une surface noire qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Une bande étroite incurvée se détachait sous ce dais noir. « La palissade », murmura le vieillard dans un petit ricanement. Il se mit à genoux, se redressa et aperçut en faisant un effort (tout près ou très loin, il ne le savait pas), suspendues à cette surface, des silhouettes sombres ajourées, larges en haut, étroites en bas.

— Des arbres, marmonna Caecus en portant sa main à son cœur qui battait la chamade.

Il est vrai que la forme étrange de ces arbres, qui retombaient en grappes comme des stalactites de la voûte noire d’une grotte, le laissa légèrement décontenancé, mais le flux d’impressions nouvelles ne lui accorda pas le temps de formuler un « pourquoi ». Il se rappela que les arbres se trouvaient à deux pas de la palissade, ce qui leur rendit aussitôt leur place dans l’espace.

Caecus était heureux. Jamais homme ne fut aussi enchanté par une éclatante après-midi du Sud artistement parée de couleurs bigarrées et de rais de soleil innombrables que Caecus ne le fut par cette nuit d’automne nébuleuse sans lune ni étoiles où vacillaient, ici et là, de pauvres lignes et contours. Le brumeux enchevêtrement des herbes, la palissade en bande étroite, le ciel qui s’éclairait, légèrement coloré d’un bleu matutinal (par le bas, étrangement) semblaient autant de paradis, de révélations de joies et de significations supérieures : lorsque parut le soleil (dont le disque semblait étrangement décliner), revêtant le monde de couleurs et de reflets, le vieux Caecus, épuisé par les émotions de la nuit, dormait profondément. Ses gencives édentées étaient ouvertes dans un sourire de bonheur.

4

La rumeur concernant l’arbuste miraculeux et la guérison de Caecus courut par tous les sentiers et chemins du pays, semant moult mots. Une foule suivait le vieillard en permanence. Dans sa tasse en bois, des pièces d’argent brillaient à côté de celles de cuivre. Les gens lui posaient des questions.

Mais le miraculé était étrangement distrait et peu sûr de sa vue : il marchait en chancelant, comme sur du vide, les yeux toujours levés au ciel, sans regarder où il mettait les pieds. Fuyant les visages, son œil scrutait les bouts des chaussures. Quand on lui demandait si ce miracle l’avait rendu heureux, ses lèvres gercées remuaient sans articuler un son. Depuis quelque temps, il aimait (Tek ne lui connaissait pas cette habitude) s’asseoir au bord d’un lac, ou simplement d’une mare, pour contempler les reflets sur l’eau, parfois des heures durant.

Un jour, en passant au milieu des étals d’un marché, Caecus ordonna à Tek d’acheter un miroir, mais après y avoir plongé son regard, il le jeta sur les pierres. Les gens riaient. Tek, lui, ne riait pas. Il ne lâchait pas le vieux Caecus d’une semelle, car il savait : ce dernier avait davantage besoin de son guide maintenant qu’il avait recouvré la vue que pendant ses années de cécité.

Les gens ne se posèrent pas de questions : ils protégèrent l’arbuste couvert de globes oculaires d’une clôture métallique, placèrent une sentinelle devant ; une commission spéciale composée de médecins et d’opticiens fut créée pour étudier le miracle. Tek, lui, essaya de comprendre ce qui s’était passé, mais son faible cerveau d’enfant n’était pas en mesure d’affronter la vérité.

Or, tout s’expliquait aisément. Le cristallin encastré dans l’œil humain est habité par le penchant facétieux à mettre le monde, qui pénètre en lui sur la pointe des rayons, la tête en bas. Mais le cerveau, qui reçoit une image renversée, a l’habitude, tout aussi facétieuse, de renverser ce monde renversé. C’est seulement grâce à cette double culbute qu’on obtient un monde à peu près sérieux où le haut est en haut et le bas en bas : les planchers, les fonds de casseroles, les racines sont en bas et les toits, les faîtes, les nuages en haut, etc. Mais l’œil et le cerveau antiques des vieilles Grées n’avaient plus la force de jouer à ce jeu (bien compliqué !) qui consistait à faire tomber le ciel étoilé par terre, à la seule fin (à en croire La Table d’émeraude de Trismégiste) de le hisser ensuite de nouveau vers les empyrées. Aussi, le sommet du rocher que Zeus leur avait confié était-il situé pour elles au-dessus du flot des nuages, et les vallées que l’on apercevait dans les trouées au-dessous, comme pour tout le monde. En revanche, lorsque des filaments nerveux relièrent l’œil impuissant des Grées au cerveau de l’homme, tout changea : l’œil offrait un monde sérieux – pas un seul reflet renversé –, tandis que le cerveau, lui, le prenait en dérision à son habitude : devant la pupille dilatée de Caecus, les montagnes se posèrent sur leur sommet, les arbres, tels des stalactites, pendirent le faîte vers le bas ; le ciel s’ouvrit sous ses pieds et les étoiles chutèrent dans l’abîme, les nuées fondirent sous ses semelles et seul un miracle durable – semblait-il à Caecus – empêchait son pied de passer à travers cette gelée de cumulus et de l’entraîner dans des profondeurs béantes. Juste au-dessus de sa tête, épaisseur noire écrasante, la terre pesait sur lui de toutes ses maisons renversées, les toits en bas, prête à sombrer dans le gouffre étoilé avec tous ses habitants.

Des oiseaux voltigeaient dans l’air, renversés sur le dos. Seul le corps de Caecus, que ses sensations tactiles, musculaires et somatiques avaient exclu de la représentation générale des choses renversées, se sentait solitaire, perdu et impuissant dans ce monde à l’envers absurde et incompréhensible(28). Le miraculé cachait ses yeux au monde en se penchant sur le miroir des lacs et des mares : renversant à son tour le monde retourné, leur surface offrait à Caecus, fût-ce en miniature, au fond d’une flaque, la copie trouble et vacillante du monde perdu et rêvé auquel il était habitué depuis son enfance et qu’il avait appelé de ses vœux durant les trente ans de son infirmité.

« Avant, songeait Caecus avec amertume, moi seul étais infirme. À présent, je suis guéri, mais le monde entier n’est-il pas lamentablement mutilé ? Les étoiles du bon Dieu sont foulées aux pieds, la terre pend au-dessus des têtes soutenue en guise de béquilles par les montagnes renversées dont les sommets piétinent comme des mauvaises herbes les jeunes pousses des clairs rayons du soleil…»

Pendant ce temps, une commission d’opticiens et d’ophtalmologistes se réunit. Puis se réunit encore. Quelques globes oculaires furent disséqués en long et en large, analysés de l’intérieur et de l’extérieur. On écrivit dans le procès-verbal : « Yeux normaux ». Le vieux Caecus fut placé en observation et subit des tests dans une clinique ophtalmologique. Il se plaignait de ce monde renversé, priait de retirer le plafond de sous ses pieds, appelait au secours. Un jour, en proie à une crise de désespoir, il demanda, sanglotant à âme fendre, qu’on lui rendît sa cécité. C’était la vengeance des Grées. Les médecins et les physiciens haussaient les épaules. On nomma une sous-commission. Celle-ci ordonna de cueillir trois autres yeux que l’on disséqua selon les axes latéraux et auxiliaires. On en sortit les cristallins, on analysa la rétine jusqu’à la dernière molécule. On écrivit dans le procès-verbal : « yeux normaux ».