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Comme les yeux poussaient sur un arbre, on sollicita l’avis d’un éminent prunologue.

Ce dernier prit un œil entre ses mains, le tourna dans tous les sens, lui lécha la prunelle, puis le reposa en disant : cet œil n’est pas tout à fait mûr. Caecus a manqué de patience. S’il l’avait laissé mûrir…

Et tous d’opiner du bonnet, ravis : la cause était enfin trouvée !

Vers septembre, les drôles de prunes se mirent à tomber d’elles-mêmes dans des alvéoles aménagées à cet effet. Lors de sa tournée du matin, l’opticien de service trouvait toujours par terre deux ou trois yeux à la pupille écarquillée. À une réunion générale de la commission et des sous-commissions, il fut décidé de cueillir tous les globes jusqu’au dernier pour tenter une expérience d’implants oculaires à grande échelle.

On réunit les aveugles de tous les hôpitaux, hospices, asiles. Jusqu’alors, aucun ne s’était porté volontaire.

Il y eut des débats dans la presse : fallait-il accorder deux yeux ou un seul par tête de pipe ? Il y avait peu d’yeux et beaucoup d’infirmes. On procéda à des expériences. La plupart du temps, ceux qui recouvraient la vue présentaient les mêmes symptômes que Caecus : angoisse spécifique et dépression. On les isolait rapidement en les plaçant dans des sanatoriums spéciaux réservés aux personnes en rééducation, d’où ils sortaient au bout d’un moment apaisés et résignés, la démarche titubante et incertaine, les yeux levés au ciel, méfiants, pour courir les chemins du pays.

Peu à peu, des volontaires s’étant décidés pour l’opération, les demandes commencèrent à affluer. La réserve d’yeux s’épuisait. Or, à ce moment-là, une nouvelle cueillette apporta plusieurs centaines de globes oculaires.

Après trois ou quatre mois d’angoisse et de peur, les personnes guéries retrouvaient habituellement un certain calme et même une étrange gaîté un peu exaltée. Il est vrai que dans leurs opinions, leur mode de vie, leurs coutumes et leurs convictions religieuses, ceux qui avaient des yeux gréés se distinguaient nettement de tous les autres ; cependant, ils se mariaient comme tout le monde (le plus souvent entre eux) et procréaient.

La nouvelle génération ne présentait pas les signes d’angoisse et d’instabilité particuliers si caractéristiques à ceux qui étaient perdus entre l’univers enfoui dans leur souvenir et celui acquis par le biais d’une opération douloureuse. Les jeunes gens aux yeux gréés avançaient en toute confiance sur les nuages et les étoiles, les piétinant allègrement ; mais dès qu’ils parlaient de terre et de flaques, ils regardaient en haut.

Gardons-nous de conclusions hâtives quant à la viabilité des gréés : cette population est encore toute jeune. Elle est peu nombreuse. Et puis, la vérité est-elle dans la première ou la seconde proposition de l’antique sentence de Trismégiste : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » ? Il existe quatre réponses à cette question : « ici », « là-bas », « ici et là-bas », « ni ici ni là-bas ».

Le vieil homme et la mer

I

Tout près des reflux de la mer, se trouvait une petite maison en rondins, étayée par les vents, coiffée d’un nuage. Derrière sa fenêtre trouble, vivait un vieil homme qui vendait des points d’interrogation.

Penché sur sa machine bourdonnante, le vieillard disposait autour de lui pinces, pincettes, tenailles, papier de verre, limes râpeuses et fabriquait, de l’aube au crépuscule, des points d’interrogation subtilement incurvés. Il tordait le métal, affûtait le bout, ajoutait le point en bas, frottait l’objet avec du papier de verre, le recouvrait de nielle et le jetait dans une caisse : le point d’interrogation était prêt. On pouvait le mettre dans n’importe quel livre. Le vieillard gagnait sa vie ainsi : il y avait de la demande. Il écoulait sa marchandise : on en avait besoin pour toutes sortes de requêtes – de questions – de problèmes. Il avait même du mal à honorer toutes les commandes : les limes chuintaient, la roue de l’affûteuse bourdonnait, de nouvelles interrogations noires, brillantes, artistement recourbées, munies de points parfaitement assemblés et affilés, tournés cent fois entre les doigts longs et maigres du vieil homme, tombaient dans la caisse avec un léger tintement.

Le vieillard vivait absolument seul. On n’entendait même pas une mouche voler dans sa maison. Lorsque cessait le bruit de la machine et le chuintement du papier de verre, le silence était complet. Mais un jour, au crépuscule, alors que même les bruissements de la mer s’étaient tus, que la houle anémiée frémissait à peine, un léger froufroutement se fit entendre, tout juste audible. Le vieillard pencha son oreille vers le bruit : d’où venait-il ? De son cœur. Il n’y avait rien à faire : le vieillard prit un foret pointu et se l’enfonça dans la poitrine, sous la troisième côte à gauche, à l’endroit d’où provenait le froufrou ; il plongea ses deux doigts bien longs dans le trou et hop ! – il tira tout doucettement : il y avait un ver entre ses doigts. Il le posa sur son établi, repoussa les limes et les pincettes.

Le ver se portait bien : il leva sa petite tête aux yeux troubles rouge sang et se mit à ramper sur la planche, se dirigeant vers le cœur. Le vieux : eh non ! Il essuya ses lunettes et repoussa précautionneusement la créature avec son doigt.

C’est ainsi qu’ils vécurent tous les deux : le ver et le vieil homme. La plaie avait commencé à cicatriser, mais le vieillard remarqua que le ver extrait de son cœur rampait sans cesse de ci, de là, courbant ses segments blanchâtres, à la recherche de quelque chose. Cela dura un jour, deux jours. Il n’y avait rien à faire : écartant de sa main gauche les lèvres de la plaie, le vieillard prit le ver affamé et, tout en le tenant par sa queue visqueuse, il plongea sa tête dans la blessure : le ver frémit de bonheur en captant le pouls avec ses palpes.

Cela devint une habitude : à la tombée de la nuit, le vieillard faisait un clin d’œil au ver, l’appelait d’un signe de son doigt crochu et jaune, et son hôte affamé rappliquait, les petits yeux brillants, les palpes allongées. Ainsi, de jour en jour, le ver grandissait et grossissait, ses yeux rouges s’arrondissaient, de plus en plus globuleux, sa chair s’épanouissait, devenait écarlate. Le vieil homme, en revanche, fondait et se recroquevillait, ressemblant de plus en plus à ses points d’interrogation sur lesquels il passait son temps de l’aube au crépuscule, plié en deux. Le ver nourri par lui rampait au fond de la caisse remplie de points d’interrogation, remuant doucement leur masse piquante. « Le polisson », bredouillait le vieillard de sa bouche édentée en faisant chuinter ses limes.

Un jour, un jeune homme entra dans la maison. Jetant sur la table un porte-monnaie rempli de pièces d’or, il commanda un point d’interrogation si âprement recourbé et si solide que le monde entier puisse s’y accrocher sans parvenir à redresser la question. Ils marchandèrent et l’affaire fut conclue.

L’artisan passa en revue ses limes, se demandant comment il allait s’y prendre. Il se pencha sur sa machine qui se remit à bourdonner. C’était parti : la lumière du crépuscule s’éteignait, la nuit passait, le jour poignait, le midi flamboyant ternissait, un nouveau crépuscule s’éteignait et l’artisan, lui, était toujours en train de scier, poncer, tailler, affûter. Le ver attendit longtemps, rampa de ci, de là, effleura délicatement la main du maître : rien n’y fit.

Ayant terminé son travail, le vieillard se redressa, sourit et se mit à chercher le ver : ce dernier gisait inerte sur les points d’interrogation : il était mort.