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Après avoir verni et niellé ce point d’interrogation spécial, le vieil homme décida de tester sa solidité. Il arracha la queue du ver, l’enfila sur la pointe, noua un long fil translucide argenté autour du point et ouvrit la porte à la mer tumultueuse qui projetait des reflux sonores jusqu’au seuil de la maison. Faisant des moulinets avec son long bras tremblant, le vieillard jeta l’appât dans la mer, en silence. Un petit poisson mordit. Ils tirèrent chacun de son côté : le poisson vers le fond, le vieillard vers le rivage. Le vieillard l’emporta. Il aurait dû s’arrêter là. Mais il arracha le ventre du ver et l’accrocha au point d’interrogation. Faisant des moulinets avec son long bras tremblant, il jeta l’appât dans la mer, en silence. Un gros poisson mordit. Ils tirèrent chacun de son côté : le poisson vers le fond, le vieillard vers le rivage. Aucun des deux ne pouvait l’emporter. Et le fil argenté se rompit avec un léger tintement : le gros poisson s’en alla dans les profondeurs en emportant le point d’interrogation. Le vieillard aurait dû s’arrêter là. Mais, têtu, furieux, il sauta dans les vagues avec son bout de fil à la main, à la poursuite du point d’interrogation.

Le client arriva à la tombée de la nuit. La porte ouverte de la maisonnette ballait au vent ; à l’intérieur, personne. Une caisse et dedans, courbures sur enflures, des points d’interrogation.

Où est le vieil homme ?

Mais les points d’interrogation ne savaient que poser des questions.

1922

Le chapelet

I

J’ai toujours préféré les lignes droites ou brisées des rues de la ville aux courbes et aux détours de la campagne. Je redoute même ce semblant de nature que l’on trouve dans les faubourgs, avec des herbes molles, poussiéreuses au bord de la route, et des bosquets qui comprennent tout au plus une douzaine de bouleaux chétifs aux troncs fins, des bois où les arbres alternent avec les souches et où des bouts de papier collent aux frondes des fougères. La nature est immense, je suis petit : elle s’ennuie avec moi. Moi aussi, je m’ennuie avec elle. En ville, parmi les places, les verticales de briques, les grilles en fer forgé ou les enceintes en pierre qui sont le fruit de notre invention, moi, qui invente pensées et livres, je me sens plus important et plus utile, mais ici, dans un champ étalé sous le ciel, où j’essaye vainement d’arpenter l’espace, je me trouve minuscule et perdu, j’ai l’impression d’être humilié, moqué. À la rigueur, j’accepte la nature sur le carré d’une toile enserrée dans un cadre, avec un numéro collé au-dessous : car alors, c’est moi qui la regarde. Mais là-bas, dans un champ recouvert par le ciel, c’est elle qui me regarde ou plutôt, à travers moi, elle regarde ses propres lointains éternels, étrangers et incompréhensibles pour le mortel que je suis, dont la vie ne dure qu’un instant.

Ce jour-là (un crépuscule de septembre cristallin), je franchis le passage à niveau non pas juste pour me promener, mais par intérêt : je devais emprunter au ciel-champ, pour une heure ou deux, un sentiment de petitesse et d’égarement. Un passage du deuxième chapitre de mon livre, qui nécessitait précisément cette sensation-là, me résistait tant que je restais entre quatre murs. Il n’y avait rien à faire.

Passé la porte de la ville, je marchai près d’une verste. Mon œil, habitué à tourner dans le dédale de rues et de murs, à sautiller parmi les taches de couleurs, adapté à la perception citadine fragmentée et désordonnée, guettait en vain des détails et des scintillements : du vert – du bleu, le ciel – la terre, c’était tout. On comprend donc la joie de l’œil lorsqu’il réussit, après avoir parcouru l’horizon, à trouver dans l’immensité du champ – une vétille : un homme. L’homme avait surgi tout d’un coup étonnamment près : il se tenait dans l’herbe froissée, sur le bord de la route, occupé à fouiller par terre avec son bâton. Le bâton tâtait patiemment chaque herbe en la repliant jusqu’au sol. L’homme (très vieux) courbait jusqu’à terre son échine toute voûtée, manifestement en quête de quelque chose qu’il avait égaré dans l’herbe : on voyait les ronds mécontents de ses lunettes pendouiller à son nez.

En arrivant près de lui, j’effleurai mon chapeau.

— Voulez-vous de l’aide ?

Le vieux ne répondit pas, il se pencha encore plus vers les herbes et soudain, une forme noire – la monture de ses lunettes – sauta dans l’herbe, entraînant les verres ronds. Désemparé, le vieux attrapait l’air de ses mains comme si ses yeux étaient tombés avec. Je me penchai promptement, ramassant ses lunettes par la branche fine en acier.

— Vous voyez, il ne faut pas dédaigner l’aide. Dites-moi ce que vous avez perdu ?

Le vieillard frotta longtemps ses verres empoussiérés :

— Ici, dans l’herbe – un « la dièse ».

— Pardon ?

— Mais oui, j’ai fait tomber un « la dièse » : celui de la première ligne supplémentaire, en haut de la portée.

Et il se remit à fouiller dans l’herbe. Étonné, je suivis le mouvement de ses doigts et vis soudain briller, dans l’enchevêtrement vert des herbes, un faisceau d’étincelles cristallines : je tendis la main et sortis, sans la moindre difficulté, une fiole à facettes minuscule : sur l’une de ses parois transparentes, une étiquette et dessus, l’inscription : « la dièse 3 », troisième octave. « Date limite de retrait : Ier août de l’an*** » et quelque chose d’autre que je n’eus pas le temps de lire : des doigts osseux agrippèrent ma trouvaille, les verres des lunettes se collèrent à la fiole en verre.

— Le voilà. Bien sûr. Je vous remercie.

Une besace grise pendait à l’épaule osseuse du vieillard : il l’ouvrit, jeta la fiole à l’intérieur et poursuivit son chemin en marchant lentement. Je lui emboîtai le pas. Une charrette nous dépassa, roulant dans l’ornière, réveillant la poussière.

— J’aimerais tout de même savoir pourquoi vous avez parlé d’un je ne sais quel « la dièse ». Ce qu’il y avait dans l’herbe, c’était une simple fiole, une fiole vide.

Sans me répondre, le vieillard plongea sa main dans sa besace et de nouveau, je vis le petit récipient à facettes briller entre ses mains : le tenant par le fond de la main gauche, de la droite il tourna précautionneusement le bouchon bien vissé et le porta à mon oreille avec un léger sourire : une note triste, sonore, argentée, résonna derrière la paroi de verre ; cette note captive, comme arrachée à une chanteuse, interminable, s’épuisait en nostalgie, languissant après la voix dont elle était séparée, frappant, impuissante, les murs de sa prison de verre de son tremblement d’argent(29).

Les vibrations du son captif m’étaient étrangement familières : soudain, je vis briller les feux de la rampe, les antennes pointues des archets se balançant dans la fosse noire de l’orchestre entraînées par une voix de soprano pure. Qui ? En réponse, les lettres immenses d’une affiche brillèrent, émergeant de la pénombre du souvenir.

— Clara Reed ! m’écriai-je, au comble de l’étonnement. C’est son la dièse !

Le vieux ricana en montrant les dents.

— Oui. Et en cas de retard… les compositeurs n’auraient plus qu’à écrire pour elle des partitions sans la dièse. Ils savent le faire.

Après avoir brillé de toutes ses facettes, la fiole disparut de nouveau. Le vieux resserra doucement le cordon.

— C’est cruel, marmonnai-je.

— Vous trouvez. Hum… Ici, dans ma besace, il y a une seule note, ce qui n’est rien, un des vingt-sept demi-tons, le vingt-septième d’une voix. Et on me dit que c’est cruel. Vous autres, créatures habitant sous les toits, n’avez-vous pas insonorisé les sphères célestes, réduit les anges au silence, privé la nature de ses chants ? Vous avez ligoté la musique avec vos cordes, vous l’avez écrasée avec vos plafonds, vous lui avez arraché la langue : n’est-ce pas cruel ?