Il passa sa main sur son sac avec tendresse.
— Quant au la dièse de cette petite cantatrice, il a assez vadrouillé d’oreille en oreille, de salle en salle : il n’a qu’à prendre un peu de repos dans la fiole, voyageant à travers champs avec ma besace. Vous imaginez que je garde ce gage pour moi. Pas du tout, je rends aux champs ce qui leur a été pris : car il suffit de dévisser le bouchon et… Ne l’en tendez-vous pas ? Les champs se taisent ; creusés d’ornières, piétinés, sillonnés, abasourdis par les grincements et le tintamarre de vos villes, les champs sont muets. Or, jadis…
Pendant une minute, nous avançâmes sans un mot au milieu de gingembres odorants, de plantains striés et d’herbes chargées de pollen. Le vieillard ralentit le pas. Il semblait fatigué : son souffle s’était fait court, difficile. Il me regarda.
— En pensée, vous êtes resté dans la fiole.
— Non, je pense à vous : qui êtes-vous ?
— Je suis l’homme que l’on croise dans les champs. Uniquement dans les champs. Celui qui me rencontre doit répondre à la question : que cherche-t-il là ?
Les yeux du vieillard étaient autoritaires comme ses paroles. Je répondis :
— C’est le champ de mes recherches qui m’a mené vers vous : c’est par sa volonté que je suis là. Voyez-vous, comment le dire… Ma plume, pas moi mais elle, a besoin de mots, de mots de petitesse et d’égarement : là-bas, en ville, pas moyen d’en dénicher. À nos tables de travail, le mot « je » est devenu plus gros que les montagnes : ses pieds torsadés touchent la terre, sa tête frôle la boucle d’encre autour des étoiles, or moi, j’ai besoin, pour une heure ou deux, de mots pour dire le rétrécissement du « je », son isolement dans l’espace. C’est pour cela que je suis venu…
— Bon, bon, je comprends – le vieillard mâchouilla, pensif. Il pourrait sembler ingrat de vous offrir l’égarement en récompense de votre aide. Mais puisque vous le voulez… Ils sont bien étranges, les gens qui vivent sous les toits. Vous êtes philosophe ?
— Juste un faiseur de pensées.
— Alors… – le vieux s’arrêta et fouilla longuement dans sa besace – ceci vous conviendrait peut-être ?
Les bords de la besace s’ouvrirent, laissant passer sa main repliée : de grosses perles blanches, enfilées sur un long cordon aux reflets argentés, scintillaient entre ses doigts : un chapelet.
À cet instant, le soleil, coupé en deux par la ligne d’horizon, pencha complètement vers la terre pour ramasser les derniers rayons qu’il avait fait tomber. La brume et la pénombre glissaient sur les herbes vespérales humides, mais je pus voir que les perles blanches sur le fil noué étaient étonnamment grosses.
— Il est étrange, ce chapelet, dis-je, étonné, mais le vieillard enveloppait déjà son cadeau dans un carré pelucheux noir mat qu’il avait sorti de sa besace.
Il noua les bouts du carré et me tendit le baluchon :
— Voilà.
Nous nous tenions au bord d’un ravin. Se mêlant à la brume, un lointain son de cloches se répandait sur la terre en échos graves. Le vieillard se tourna face au ravin.
— Ici, en faisant la tournée des champs, j’ai trouvé un jour le cadavre d’une jeune fille, une adolescente. Autour de son cou, des traces de doigts bleues. Dans ses petits yeux exorbités j’ai réussi à voir un minuscule reflet du meurtrier qui s’y était figé. C’est un cas particulier, naturellement. Mais avez-vous pensé, vous qui êtes un faiseur de pensées, que toute mort est violente : une balle dans le cœur, des doigts autour de la gorge, des cavernes dans les poumons, la vieillesse qui fige les tendons, ce sont là différentes variantes de la violence. Tout nous conduit à notre perte, nous prive de vie, et même de joie. Mais la plus grande violence, c’est le meurtre commis par… l’ensemble des choses. Le tout en tant que tel. Je parle de ces gens qui ont la maladie du… monde. Oui, cette maladie existe. N’est-ce pas à son sujet que Socrate a dit : « Faire de la philosophie, c’est se préparer à mourir » ? Cependant, mon cadeau – le vieillard effleura le baluchon – vous expliquera tout cela sans commentaire.
Il me fit un signe de la tête et tourna soudain, disparaissant dans les broussailles. Des herbes bruissèrent à ses pieds, le brouillard se referma.
Je savais qu’il n’y avait pas d’habitation dans les parages. Où était parti l’étrange vieillard et qui se cachait derrière cette apparition des champs ? La clé de l’énigme, nouée dans le carré noir, se trouvait entre mes mains. Je me dirigeai rapidement vers la ville.
2
Rapprochant la lampe, je défais le nœud. Le carré se déplie : de gros grains serrés se détachent sur le noir mat.
« Étrange chapelet. » Je coupe le fil : à son extrémité, deux ou trois perles roulent sur la table. Je prends l’une d’entre elles entre mes doigts : un œil vitreux avec une pupille blanche à moitié refermée me fixe droit dans les yeux. Je repousse ma chaise avec dégoût et terreur : pas possible ! C’est pourtant vrai : devant moi, dans le carré noir, le cordon serpentin. Sur le cordon passé par les fentes étroites des pupilles, une kyrielle d’yeux défunts, regard contre regard.
Longtemps, je demeure dans le désarroi le plus complet. Je me rappelle les dernières paroles de l’homme rencontré dans les champs.
Finalement, je prends une décision. Quelque part dans une armoire, parmi mes instruments de mathématiques et de physique, je retrouve un ophtalmoscope.
Non sans dégoût, j’enlève un grain-œil visqueux et rapproche le petit miroir de l’ophtalmoscope. Au début, rien n’apparaît dans la fente noire de la prunelle morte. Mais je continue de l’observer : imperceptiblement, elle commence à s’élargir, de vagues contours et taches se profilent, frémissent dans la courbure de la rétine et se fondent les unes dans les autres. Je porte la main à la vis de l’ophtalmoscope orientant la glace en même temps que l’inclinaison du rayon lumineux : peu à peu, mon œil de vivant pénètre dans celui du mort et j’aperçois des étendues vides blêmes et vitreuses. Pas un reflet, pas un trait, pas même un point. Une non-vision. Et en même temps, une tension, une saturation telles que j’en ressens une brûlure dans le cerveau et dans l’œil.
« Étrange, me dis-je, en fermant les yeux un instant, la rétine, même morte, devrait renvoyer des reflets. »
Je saisis sur la table le couvercle brillant de l’encrier et le rapproche du rayon oblique de mon appareil : rien ne change, rien n’apparaît dans le royaume de l’immobilité qui me fixe, vitreux, à travers la pupille morte et vide : les choses n’ont nul pouvoir sur lui.
À mesure que ma pupille – vivante – scrute la morte, je me laisse envahir par la quiétude qui en émane. Or, un tel résultat me paraît trop étrange : je dois le vérifier en répétant l’expérience. Sans détourner mon regard, je tends ma main vers la table et d’un geste mécanique, saisis le premier objet que mes doigts ont trouvé.
À présent que cet objet est tombé sous le rayon lumineux de l’appareil, dans mon champ de vision se dessinent, flous : un chemin gris se déployant à travers des étendues de verre ; sur le chemin, un bouclier – la carapace d’une tortue – traîné lentement par quatre pattes courtes palmées. Derrière, à un pas de distance, un guerrier nu, un bouclier à son coude gauche, court, les épaules en avant : les muscles du coureur saillent, ses tétons s’écartent et se rapprochent au rythme de sa respiration. Il projette son corps en avant par bonds rapides, pour dépasser la tortue. Celle-ci ne se presse pas : ses quatre pattes palmées remuent paresseusement sous sa carapace. Le guerrier a concentré toutes ses forces, il accélère, mais le bouclier de la tortue est toujours devant lui. Une minute passe, deux minutes : rien n’a changé. Le guerrier courroucé interrompt sa course, son souffle est court, saccadé. Sur son dos, un carquois et un arc : il tend précipitamment la corde, visant le corps de la tortue (à trois pieds de la pointe). La flèche est décochée – la rapidité de l’envol fait vibrer sa tige, les plumes se resserrent au contact de l’air –, et pourtant, trois pieds la séparent toujours de la carapace de la tortue. Et le guerrier reprend sa course.