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J’ai du mal à m’arracher à ce spectacle. Je me demande ce qui a pu troubler l’inertie du monde immatériel. J’y jette un coup d’œil. Juste en face de mon œil plongé dans l’ophtalmoscope, un autre œil blanchoie. Je comprends : en tâtonnant sur la table, j’ai saisi un deuxième exemplaire de la collection du vieillard ; les visions des deux rétines reflétées l’une dans l’autre se sont superposées.

Je prends les deux yeux et glisse précautionneusement le bout libre du cordon dans la fente de leurs pupilles : « Dormez, les éléates(30). »

Tout est clair : devant moi, sur le carré noir, enfilés en rosaire, gisent les yeux de métaphysiciens morts.

L’émotion me submerge. J’ouvre la fenêtre en poussant dessus : là, dans les champs noirs au-dessus de la terre, des milliers d’yeux perçants me regardent aussi.

M’en rapprocher, ne serait-ce que de trois pieds ; déroulant le fil de ma lampe, je m’avance vers l’appui de la fenêtre, l’ophtalmoscope à la main : c’est le tour du troisième œil. J’incline la glace de façon à ce que les courts rayons jaunes de la lampe croisent ceux, longs, des étoiles.

D’œil à œil : aussitôt, le choc d’une lumière vive bleu-blanc ; les lames du plancher se dérobent sous mes pieds, me précipitant dans l’abîme. Terrifié, – le temps m’a manqué pour crier – je serre les paupières mais, chose étrange : mon dos reste collé au dossier de ma chaise, mes semelles adhèrent solidement au sol. Surmontant ma peur, j’entrouvre prudemment les yeux : tout près de mes cils, mêlant des rayons bleus, blancs, émeraude, d’immenses brasiers flamboient dans le ciel. Dans un premier temps, rien d’autre. Peu à peu, mon regard se fraye à travers l’enchevêtrement des rayons, je commence à discerner un faible rai jaune qui avance, au loin, à la rencontre de mon œil. Il est enchâssé dans un carré minuscule. Derrière le carré, un corps, pas plus grand qu’un point. Plissant les yeux, je fais un mouvement pour mieux percevoir ce point perdu. Le corps bouge, lui aussi. Toujours dans le but d’y voir mieux, je lève la main, protégeant mon œil des rayons obliques qui ternissent ma vision. Un tentacule microscopique jaillit alors du petit corps dans une tentative de le cacher. Je comprends, alors : j’ai devant moi un monde à la perspective inversée dans lequel ce qui paraît petit et lointain est immense et proche, tandis que ce qui est proche et grand se rétrécit, rapetisse et s’éloigne. Ce monde m’est déjà connu par mes rêves, mes intuitions. À présent, je le vois : la perspective inversée m’appelle, m’invite à poser le pied sur l’écorce de lointaines planètes aux orbites étrangères, à vivre, sans m’y brûler, parmi ses soleils repoussés au-delà des vides noirs interstellaires par les perspectives frontales de notre monde à nous. Je sais, la perspective inversée est porteuse de mort : un gouffre situé à un demi-pas du voyageur lui paraît lointain et inaccessible. Mais la mort y est facile, car dans le monde inversé le corps et le « je » lui-même paraissent lointains, étrangers et inutiles.

Je repousse brusquement l’ophtalmoscope : le carré de la fenêtre avance de nouveau vers moi, le rayon de la lampe s’approche de mon œil, les incendies stellaires replient leurs étendues, se recroquevillent en petits points bleus et s’envolent vers le ciel noir.

« Oui, le vieux a tenu parole. Continuons l’expérience. »

Or, comme je libère le quatrième œil et tente de le placer sous le rayon de l’appareil, sa pupille se rétracte brusquement, fuyant la lumière. Croyant que le globe oculaire a simplement glissé entre mes doigts, je le fixe dans le support métallique et dirige le rayon de l’ophtalmoscope sur l’orifice de la pupille. Mais l’œil résiste en refermant sa prunelle.

« Ah, tu te crois malin. »

Armé d’une pincette, je tente de passer la lame dans la prunelle : l’iris se met à tourner désespérément, l’œil se referme. On dirait qu’en repoussant le rayon, la pincette, ma main, il défend, à bout de forces, un monde dissimulé en lui-même pour lui-même.

« Tu es entre mes mains, me dis-je en vissant le support. Un coup de lame, et tout ce que tu possèdes sera à moi. » Dans l’armoire, je déniche un bistouri : approchant la lame de l’œil pris dans son étau d’acier, je m’apprête à l’inciser. L’œil du métaphysicien ne frémit pas : il attend le coup sans desserrer sa prunelle, sans renoncer à son monde. Soudain, le scalpel tombe avec un tintement. Des doigts fins s’enfoncent dans ma gorge et un monde nouveau, mon monde à moi, déchire mes prunelles pénétrant dans mon cerveau tel un bistouri acéré. Mes larmes jaillissent au contact de l’univers intrus qui se tient à la naissance de mes cils.

Cependant, l’œil pris dans l’acier du support, étonné de n’avoir toujours pas été disséqué par la lame, entrouvre précautionneusement sa pupille et me fixe de son regard vitreux, figé. Je dégage le prisonnier, le prends entre mes doigts et soudain, effleure de mes lèvres le froid gluant de ses tissus visqueux.

« Dorénavant, que les jours défilent et qu’au gré des jours, les changements se succèdent : ce qui est entré dans mon œil ne connaît pas de changement, c’est vitrifié, gravé dans les siècles des siècles, comme en eux. »

J’approche ma tête du carré noir, mes yeux encore vivants de ceux des métaphysiciens morts qui m’entourent d’un cercle silencieux : mes petits, mes gentils, moi aussi, je suis mort comme vous, moi aussi, je suis irrésistiblement vivant comme vous.

Mais il faut en finir. Levant la tête, je ramasse les yeux et les renfile, puis fais un nœud.

Une immense fatigue s’empare de moi. Une réaction nerveuse : me voilà soudain désorienté, je ne sais plus où se termine la réalité et commence le rêve. À présent que le cadeau du vieillard a repris son aspect initial et qu’il pend à mes doigts comme un collier de perles, une idée très simple me revient en mémoire : je sais pourquoi il a donné à cet objet l’aspect d’un rosaire. Si les boules sur une tringle servent à compter les chiffres, les grains d’un chapelet servent, elles, à compter les prières.

Et, surmontant ma fatigue, je procède à une dernière expérience. Depuis longtemps, ma mémoire a laissé se perdre les mots des prières apprises par cœur dans mon enfance. Rattachant à grand-peine les commencements et les fins, je me mets à égrainer d’antiques paternosters, et aussitôt l’œil serré entre mes doigts se rétracte, se pétrifie, déserte mes phalanges, descend le long du cordon – je poursuis la ronde mécanique des mots – et avec chaque « amen », un nouvel œil retombe comme une bille en pierre se rétractant et durcissant. La monotonie de cette rotation embrouille définitivement mes pensées, mes paupières se collent, le chapelet me glisse des mains : un léger et bref bruit, celui de la pierre tombant sur le bois, est la dernière perception parvenue à ma conscience obscurcie par le sommeil.

À présent, je mène une vie de pantouflard. Je n’ai plus besoin d’aller dans les champs en quête d’espace : l’espace est partout, autour de moi et en moi. Chaque poussière est aussi immense que le soleil. Autrefois, tout ce que je voyais au dehors, derrière la fenêtre, me paraissait un tableau bon marché collé à la vitre de l’extérieur. À présent, le soir, j’ouvre les battants directement sur les étoiles et sur cette pensée : il a fallu des siècles pour comprendre ces taches minuscules. Pour les penser en tant que mondes. Mais les comprendre, c’était trop peu. Il faut les voir.