Il est rare que je m’aventure au-delà de mon seuil. En général, si je descends dans la rue, c’est pour longer le pâté de maisons et tourner dans une petite ruelle sinueuse : des deux côtés de ses zigzags qui conduisent à l’ogive grise d’une porte cochère et aux croix jaunes d’un monastère, on aperçoit des échoppes en bois et des étalages ; partout – sur les traverses, les présentoirs inclinés, les crochets – des icônes, des croix grandes et petites, des veilleuses de différentes couleurs et des chapelets, des chapelets, des chapelets. Ils sont nombreux, enfilés en colliers, ils pendent par grappes, leurs perles de corail, de palissandre, de nacre, d’agate brillent de reflets opalins, rouges et noirs. Le vent fait osciller légèrement les courbures paresseuses de ces rosaires. Parfois, je m’approche de ces bouquets de chapelets, je les regarde, les effleure : oui, ils sont exactement comme mon chapelet à moi. Il me suffit de fermer les yeux pour avoir l’impression que ces orbites dociles qui, soudées entre elles par des fibres torsadées et décomposées, se sont laissées nouer et suspendre à de misérables crochets, déploient à présent leurs ellipses, échappant à la captivité, que les perles de corail s’envolent pour des zéniths lointains brillant comme des soleils sanglants. Les petites agates sombres enflent en planètes noires glissant sur des cordons de chapelet très longs : d’étoile en étoile.
J’ouvre les yeux et, de nouveau : des étals, sur les étals, des crochets, sur les crochets, des grappes de chapelets écarlates, blancs et noirs. Mais je ne fais pas confiance à mon œil : puisqu’il ment à propos des étoiles en me les présentant comme des émeraudes minuscules, il ment aussi pour le reste.
Il m’arrive de pousser un peu plus loin : marchant sur des planches pourries, j’avance au milieu de milliers de mondes que des hommes vendent à d’autres hommes pour cinq ou six kopecks, je pénètre sous l’ogive d’une porte cochère, sous des croix. Là, dans une brume d’encens gris-bleu, devant des icônes noires et des cierges jaunes, se tiennent des femmes du peuple – des paysannes – et, entre leurs doigts crevassés d’un gris terreux, on voit ces mêmes orbites dociles qui se sont laissé attacher ; dans les orbites, qu’un ongle crasseux fait glisser, des mondes impuissants : ternes, pétrifiés, resserrés en points minuscules.
1921
La rime et la raison
I
Le poète ne comprenait pas la « raison ». La « raison » rejetait le poète. Rejeté, il posa sa tête sur ses mains, ses coudes sur la table, la « raison » entre les coudes.
«… Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète, de toute manière vous n’y comprendrez rien, raison pour laquelle je vous rends votre bague et votre parole. Votre (“votre” est barré) M. »
À côté de la lettre, sur la table, lui piquant les yeux, le serpent jaune d’une bague. La « raison », tracée en lettres pointues bien serrées n’acceptait ni la bague, ni les rimes du poète. Quant au poète, il ne comprenait pas la « raison ».
Il ferma les yeux : plus rien. Il les rouvrit : de nouveau, ça. D’un geste douloureux, il poussa « la raison » dans l’enveloppe. La cacha sous un livre. Ouvrit la fenêtre en grand. Une nuit blanchâtre. Des fenêtres noires et jaunes juste en face de ses yeux. Les lumières rondes des réverbères s’alignaient telles des perles sur le fil d’un chapelet. La nuit était avare de sons : de temps en temps, un grincement de roues sur le pavé. Disparues. Un bruit de pas pressés. Éloignés.
Tout était silencieux, mais le poète dressait l’oreille, aux aguets. De partout, de plus loin que loin comme de plus près que près, un très léger bruissement lui parvenait. Au bout d’un moment, une oreille attentive discernait dans cette rumeur apparemment monotone quoique bien distincte, des grincements d’acier et le chuintement rêche de pointes frottant contre une surface glissante. Le poète savait : c’était le bruit de myriades de plumes et de millions de mines de crayons qui furetaient sur des feuilles de papier : sur toute la terre, du plus loin comme du plus près, derrière les vitres et les murs épais, dans la pénombre et devant des lampes jaunes ou des bougies, on écrivait, on écrivait, on écrivait. Le poète prêtait l’oreille aux ténèbres derrière la fenêtre craignant de chasser par la force de son souffle le frôlement des lignes sur le point d’éclore. Il savait qu’elles se faisaient entendre chaque fois juste avant que… Voilà. Ses doigts serrèrent convulsivement le porte-plume.
Gorgée d’encre, la plume planta furieusement son bec fendu dans le cahier. Sur le cahier, une dédicace : « Sonnets au printemps ».
Il apparut :
Le soleil dont les rais ont
La plume avançait convulsivement sur la ligne, suivie par l’œil qui sautillait de lettre en lettre sans arriver à la rattraper. La plume avait déjà sauté un alinéa tandis que l’œil, lui, était encore en train de mettre bout à bout : « les rais ont ». Le « rais » s’était collé au « ont » et s’était rapproché de « les » : « les raisons ».
La plume lui tomba de la main et, à la place de la rime pressentie, un pâté coula à la fin de la deuxième ligne.
Fadaises, marmonna le poète et il reprit sa plume. Mais il avait beau écouter la nuit, il n’entendait plus le mystérieux chuintement battre dans les rythmes et les rimes.
Un air froid et humide lui collait obstinément au visage. Le poète referma la fenêtre. Il se déshabilla. Fit claquer l’interrupteur.
Dormir.
2
La « raison » se trouvait dans la poche gauche de son manteau. Les yeux du poète étaient remplis jusqu’à l’iris de rayons – reflets – nimbes. Il ne pensait plus à la lettre.
Or, comme il avait collé sa poitrine au tronc d’un pin, les lettres pointues de la « raison », serrées au corps par l’écorce de l’arbre, égratignèrent soudain douloureusement sa peau en s’y imprimant à travers l’enveloppe et une double épaisseur de vêtements.
— Fadaises. C’est une illusion.
Le poète se trouvait dans une clairière. Autour de lui, les miroirs des flaques. Des souches moussues couvertes de taches d’humidité. Le poète avait un peu honte, il portait un manteau usé tout décoloré, des bottes élimées trouées. La forêt, elle, était parée de belles herbes lavées par la pluie, les branches de bourgeons, de boutons et d’épines d’un vert éclatant, fraîchement vernis.
Le poète tâcha de dissimuler ses pieds derrière une souche : il lui sembla que les arbres le montraient de leurs branches avec mépris, que les herbes et les ronces tiraient sur les bords effrangés de son pantalon : comment un gueux pareil avait-il pu pénétrer chez nous, à la fête du Printemps qui pend sa crémaillère ?
Soudain, quelque chose remua dans un tas de feuilles mortes jaunes restées là depuis l’automne. D’abord, apparut une petite patte palmée à trois doigts couverte de verrues vertes et de poils, puis une tête pas plus grosse qu’un poing, sans yeux mais bouchue. La fente de la bouche se desserra.
— Vous désirez ? – et elle se referma.
Le poète ôta poliment son chapeau.
— Je voudrais voir le Printemps, ne serait-ce que du coin de l’œil.
La tête pas plus grande qu’un poing remua :
— En mars, on ne demande pas à voir mai. Son Altesse dort encore. Pour cette raison…