Выбрать главу

Le poète fit une grimace de douleur.

— Dans ce cas, dit-il en fouillant convulsivement ses poches, pourriez-vous avoir l’amabilité… je n’ai pas l’honneur de connaître votre nom… (la bouche de la créature sans yeux ne bougea pas) de lui remettre ceci.

Le poète se baissa et posa sur les feuilles jaunes un petit in-octavo : Sonnets au printemps. Pendant une minute, les feuilles des sonnets reposèrent sur les feuilles mortes de la forêt. Le vent daigna feuilleter deux ou trois pages, puis il remua légèrement les herbes en poussant un soupir de mécène et s’en alla d’un pas léger. Les pins aux épines vertes, les chênes branchus penchèrent leurs faîtes grinçant sous l’effort vers les lignes, pour voir les minuscules signes noirs, mais la petite patte couverte de verrues tira sur le bout de la liasse et celle-ci disparut sous le tapis de feuilles pourries.

Le poète s’assit sur une souche. Le froid humide se faufila sous son manteau, ses vêtements, sa chemise, sa peau – pénétrant dans ses os. Le poète se releva. Dans une des flaques, il aperçut un visage déconcerté et attristé. Secouées par une branche, deux ou trois gouttes tombèrent sur sa joue : tout à fait comme… Il retira la bague de sa main gauche, réfléchit – et la flaque trouble semée de taches et de traînées irisées frémit légèrement, puis lissa ses plis au-dessus d’un petit reflet jaune englouti.

Le poète sortit rapidement de la forêt. Les herbes s’accrochaient à ses pieds. Les branches le mordaient à travers les trous de ses chaussures, quant à son cœur, égratigné par les six lettres du mot maudit, il battait la mesure en deux temps : pas ça – pas bien – pas elle – pas d’elle – pas là.

Il marchait sur des craquements de branches, sur les feuilles d’automne fanées et son cœur, lui, se cognait à la feuille de papier pliée en quatre contre sa poitrine, avançant lui aussi sur les sentiers des lignes pour fuir au plus vite les : pas-vrai, pas-bon, pas-juste, pas-ça, faut-pas. Le poète referma son manteau, comme par peur de perdre aussi son cœur, et il pressa le pas. Un mauvais pressentiment le suivait à la trace.

Un faubourg. En cherchant à débrouiller le dédale de ruelles étroites et tortueuses dont était enrubannée la route de campagne qui filait en ligne droite, le poète remarqua soudain, au croisement de deux voies formant une fourche tordue, un carré rouillé cloué au volet vert d’une maisonnette sans étage. Le poète se trouvait sur le trottoir d’en face. Traverser la rue dans la gadoue jaune n’était guère facile, mais les lettres rouges à moitié effacées par la pluie demandaient à être lues. Le poète s’approcha. Il lut et relut : « Réparation de cœurs. Qualité garantie, sans douleur. Dans la cour à droite. »

Une blague.

Il regarda les rues, étonné : pas âme qui vive. Trois ou quatre petites maisons. C’était tout. Pour qui était-ce écrit…

La nuit tombait. Il sentit une pince froide fouiller près de son cœur, le trouver, le prendre entre ses bouts pointus, se resserrer.

Pour moi, peut-être ?

Sans regarder autour de lui, pressé d’abandonner au plus vite le croisement et le carré avec l’étrange inscription dans le chaos des maisons, le poète s’éloigna rapidement.

3

Le silence l’attendait derrière le verrou fermé de sa chambre. Chaussé de pantoufles de feutre souples, le silence se tint derrière son fauteuil sans montrer son visage, lui prit la tête dans ses mains douces, tendres.

— Moi, j’attends toujours.

Des reliures luisaient au mur, sur une étagère. Avec un sourire rassuré, le poète s’approcha de ses amis, la lampe à la main, tâtonna au hasard. Qu’est-ce ? « Poe E. La Chute de la Maison…» Les caractères s’étaient collés les uns aux autres (Le M s’était arrondi et avait replié sa patte se faisant passer pour un R) et il vit briller : « Raison ». Aucun son ne se forma en lui. Le silence n’était plus là non plus. Ça battait dans ses tempes : La Chute de la Raison – raison…

Sa main trouva la lettre. Voici :

«… Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète, de toute manière vous n’y comprendrez rien, raison pour laquelle…»

Le poète s’éloigna de la lettre comme si ces lignes étaient porteuses d’un danger : sa main légèrement tremblante trouva la manche du manteau, il descendit rapidement l’escalier.

Le poète entra dans sa chambre presque au même moment que l’aube : lui par la porte, l’aube par la fenêtre. En se croisant, ils échangèrent un regard : tous deux étaient blêmes et maussades. L’aube devait se muer en aurore, l’aurore en jour, puis en midi. Le poète, lui, ne devait se muer en rien du tout : il se laissa choir sur le lit telle une chose inutile pour lui-même comme pour les autres. Mais, avant de se tourner face au mur, il jeta un coup d’œil au coin de la table : la lettre était toujours là, à un demi-mètre de l’oreiller.

— Mieux vaudrait la cacher.

Or, ses paupières se refermèrent, son bras retomba, inerte, le long du corps, la réalité s’en fut. Dans son sommeil, il sentit quelque chose de piquant, de pointu farfouiller sur sa poitrine, sous son mamelon gauche, essayant de mordre sa peau, vriller le tissu musculaire, se faufiler entre ses côtes, pénétrer en profondeur, plus près du cœur. Il rêva d’un chemin au milieu de pins qui bruissaient, semblables à des mâts de navire. Soudain : des souches à la place de pins. Au milieu, une mare visqueuse aux ornements irisés et, sous sa peau sale, quelque chose d’immense dans un essaim de lueurs et d’étincelles, en train de remuer, essayant désespérément de se relever sur ses rayons fins, fragiles.

— Qu’est-ce ?

— Le soleil tombé, dit quelqu’un au poète.

En regardant le ciel, il voit : en effet, là-haut, à la place du soleil, un trou noir rond. Il tente d’y voir mieux… Il tente d’ouvrir les yeux plus grands ; et ses yeux s’ouvrent : dehors, la matinée touche à sa fin, midi n’est pas loin. Gazouillis d’oiseaux. Grincements de roues. Toujours la même lettre sur le bord de la table.

Relire cette lettre était devenu pour le poète une douloureuse mais obsédante nécessité. Il tendit la main vers la table et ouvrit encore une fois la feuille pliée en quatre :

«…Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète (mais oui, mais oui), de toute manière vous n’y comprendrez rien : je vous rends votre bague et…»

De surprise, le poète fit tomber la feuille. Il la ramassa et l’examina en approchant, puis en éloignant les lettres de ses yeux : le mot « raison » avait disparu de la ligne « vous n’y comprendrez rien ». Deux points. Après les deux points, la ligne bleue du papier à lettres d’environ deux pouces de longueur, vide.

Le poète effleura ce blanc du doigt. Il tourna la page, pensant que le mot « raison » s’était caché quelque part sur la feuille. Pourtant, non : pas un trait, pas un point – ni au verso, ni dans les plis. À cet instant, quelque chose de piquant remua sous sa clavicule gauche, à l’endroit où il avait l’habitude de sentir son cœur. Le poète blêmit et se mit à écouter, la main serrée contre la poitrine : à présent, il percevait distinctement un corps étranger bouger et ramper, agité, à l’intérieur de son cœur.

Courir chez le médecin – et il imagina les yeux moqueurs plissés du docteur : « Qu’est-ce qui vous arrive ? Racontez-moi tout », ce qu’il n’oserait jamais faire justement.

Les bras autour des mollets, le menton collé à ses genoux saillants, le poète réfléchissait intensément : pour la première fois, il pensait dans la plus stricte logique, de syllogisme en syllogisme, selon les schémas traditionnels, aristotéliciens, sans confondre les sujets avec les prédicats.