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La mouche était née dans une fente du poêle, sous le plafond bas fuligineux d’une auberge. Elle tâtait de sa petite trompe les taches grasses sur les nappes. Elle courait sur les assiettes sales. Le soir, elle aimait rester sur la fenêtre, ses yeux à facettes rêveurs regardaient le printemps aux feuilles vertes à travers la vitre épaisse. Les crissements et les bruits des rues cognaient à la vitre, la faisant vibrer sous ses pattes.

La pluie bourdonnait sans discontinuer depuis le matin : des essaims de mouches blanches transparentes et sans ailes rampaient de haut en bas de l’autre côté de la double vitre au pourtour enduit de mastic. Pour la mouche, tout était étonnant, nouveau, elle avait envie d’aller là-bas, du côté des bêtes rampantes qui avaient débarrassé la fenêtre des grains de poussière, vers les ruisseaux bruyants, vers les vents porteurs d’été, dans le printemps aux feuilles vertes.

Mais quelqu’un s’ennuyait à attendre sa soupe. L’homme attrapa la mouche rêveuse et lui arracha distraitement d’abord l’une, puis l’autre aile. La mouche bourdonna de douleur et s’échappa de ses doigts. Le monde se renversa, tomba hors de ses yeux à facettes : privée d’ailes, elle rampa, comme aveugle, heurtant de sa tête les salières et les pots de moutarde, regagna sa fente sur ses pattes tordues de douleur et resta longtemps sans bouger, les yeux contre le mur. Une semaine plus tard, alors que là-bas, derrière la vitre, parmi les feuilles, des milliers et des milliers d’yeux dans des cercles irisés s’étaient ouverts comme en cherchant quelqu’un, la mouche quitta sa fente et rampa de nouveau jusqu’à l’appui de fenêtre en traînant ses pattes : à présent, la fenêtre était ouverte en grand sur le printemps, mais le printemps, lui, était étranger et inutile, il n’était plus pour elle : après un moment de réflexion, l’estropiée retourna dans sa fente.

Le poète était assis à une table devant la fenêtre. Près de son coude, une petite flaque jaune : sa soupe refroidie depuis longtemps. Son cœur battait régulièrement dans sa poitrine, tel un pivert méthodique. La soupe attendait près de son coude. Le printemps attendait derrière la vitre, dardant des milliers et des milliers d’yeux irisés cachés parmi les pétales. Le poète n’avait envie ni de soupe ni de printemps.

Sur la table, une revue ouverte. Il la feuilleta. Il tomba sur un poème :

Le Printemps chemine sur un clavier éphémère :

Tout de trilles torsadés, tout de frêles murmures 

Et sous ses pas – bleuissent des herbes chimères,

Les pins secouent la neige humide de leurs ramures.

Près d’une flaque fondue, triste, amoureux – un gnome :

En une fugue s’entrelaçant, les ruisseaux susurrent ;

Sur un pin, le pivert, régulier métronome,

Se languit de sa mie en battant la mesure.

Quelle absurdité : les claviers sont-ils faits pour marcher dessus ? Ou encore : le printemps est une saison, a-t-on jamais vu une saison avoir des trilles torsadés ?

En lisant les lignes sur le pivert l’homme qui, hier encore, était poète, se sentit carrément offensé. Il jeta la revue.

« Tiens, qui en est l’auteur ? »

Ses sourcils firent un bond : c’est son propre nom que l’homme qui, hier encore était poète, découvrit au bas des deux quatrains.

Chaque jour, la « raison » grandissait dans l’homme que l’on continuait d’appeler « poète ». Chaque jour, son cœur prenait des leçons auprès de la pendule qui oscillait entre deux roses identiques sur les papiers peints. Sa plume, elle, se mit à osciller non dans l’étroit espace du vers, mais dans des lignes longues, sérieuses qui occupaient toute la largeur de la page. Les paroles de l’ex-poète étaient habitées par : puisque – ainsi – par conséquent – raison pour laquelle – si – alors. L’ex-poète brûla une liasse de poèmes écrits l’année précédente. Le petit volume contenant les Sonnets au Printemps réussit à grand-peine à se cacher sous un tas de dictionnaires et d’encyclopédies. Dans le numéro de mai de Bon Sens, parut un article qui fit sensation : « Résidus d’encre » ; l’auteur démontrait que « les soi-disant “poètes” s’appropriaient uniquement les noms des choses, laissant les choses elles-mêmes aux personnes sensées. Comme la vérité est une relation entre les choses et non pas entre leurs noms, tous les écrits des poètes ne sont que des “attestations de pauvreté” qu’ils se délivrent à eux-mêmes. Dans la mesure où les choses (ce qui peut être appréhendé par la science) sont premières par rapport à leurs noms, les propriétaires des mots, ceux qui ont obtenu des nominations en échange de choses réelles auxquelles ils avaient pourtant droit tout comme les autres hommes, s’apparentent à Achab qui troqua son droit d’aînesse contre… une soupe de lauriers » (ici, l’auteur atteignit à un réel pathos)(31). « Il n’y aurait nul malheur à cela, poursuivait l’article, si le destin des poètes n’était pas lié à celui des gens sensés : les noms arrachés aux choses sont entassés sur une feuille de papier où, alignés en rangées, vers après vers, ils font naître, et pas seulement parmi les poètes, la légende nocive sur la force magique du mot. Habitués à fabriquer leurs mots avec des gouttes d’encre, à les pousser d’un coup de plume sans le moindre effort où ils veulent et comme ils veulent, les poètes séduisent même des gens qui ne font pas partie de leur confrérie criminelle : en quittant le petit monde des mots pour le grand monde des choses, les gens voient que, comparées à leurs noms, les choses sont lourdes, quelles leur résistent et sont bien plus difficiles à mouvoir sur les chemins terrestres que les gouttes d’encre sur les lignes d’un cahier. Alors, on s’exile du monde des choses, qui nécessite du travail, de la sueur, vers un monde de mots où, paraît-il, on peut se contenter de la prétendue création et d’une bouteille d’encre. Tous voudraient être poètes. Le mépris du papier pour le peuple grandit de jour en jour. Mais en se promenant entre les lignes, s’écriait l’auteur de l’article, les poètes devraient se souvenir des sillons tracés par la charrue : les poètes qui se pâment en écoutant le chant des rimes et des assonances devraient prêter l’oreille au bruit de la machine-outil et au fracas des mécanismes. Elle est là-bas, la vraie vie qui tient sa couleur noire de la suie et de la fumée, et non pas de l’encre. Ici, dans tous ces in-quarto, in-octavo, in-16, in-32 prétentieux, ce ne sont que des résidus d’encre, rien d’autre. […] Il est bien dommage, conclut le critique, qu’il tombe souvent dans notre pays des pluies d’encre : hélas, à cause d’elles, tout ce qui n’est pas cousu d’air, tout ce qui tient solidement sur des racines terrestres est condamné à pourrir et à disparaître. » En guise de signature : des initiales muettes.

La critique accueillit l’auteur inconnu avec enthousiasme. Deux coryphées écrivirent : l’un « Il était temps », l’autre « Lettre ouverte aux poètes ». Mais quel ne fut l’étonnement des critiques lorsqu’ils découvrirent que sous ces initiales se cachait l’auteur honni des Sonnets au Printemps dont le nom avait été égratigné plus d’une fois par la pointe de leurs plumes. D’autres articles parurent : « Il n’est jamais trop tard » et « Le poète-dénonciateur » : l’auteur du premier qualifiait l’ex-poète de « collègue » et espérait que ce nouveau combattant rallie les rangs des critiques.

L’ordinaire de l’auteur de « Résidus de l’encre » s’améliorait : de nouveaux souliers bien cirés brillaient à ses pieds. Pourtant, aujourd’hui l’ex-poète n’aurait pas essayé de cacher ses godillots usés aux yeux perçants des bourgeons printaniers ni aux pétales grand ouverts pleins de curiosité ; d’ailleurs, il n’aurait pas jugé utile de rendre visite aux pétales et aux bourgeons. Cependant, un jour, au cours de sa promenade habituelle avant le repas, il s’approcha des limites de la ville. La forêt, parcourue par les ombres du crépuscule, formait une tache bleue derrière le pré. On était déjà début juin, mais le printemps ne voulait pas partir. Les anciens haussaient les épaules, étonnés – et à force, ils restèrent les épaules en l’air ; de leur mémoire, le printemps humide et transparent n’avait jamais résisté aussi longtemps à la sécheresse et aux poussières d’abord grises, puis jaunes de l’été : les boutons tardaient encore à s’épanouir en fleurs ; même la violette ne voulait toujours pas faner ; le pré entre les faubourgs et la forêt était toujours d’un vert malachite humide et éclatant ; les ruisseaux, oubliant de tarir, égrenaient de frêles et argentés murmures de printemps.